Université de Franche-Comté

Direction : le Grand Nord

Spécialistes de palynologie, glaciologie, archéologie, écologie, sismologie…, certains chercheurs de l’université de Franche-Comté comptent parmi les rares scientifiques français à travailler sur les terrains arctiques. Résultats d’aventures de recherches peu communes, menées aux confins d’immensités blanches et de territoires gelés…

 

Carte Arctique – Pascal Busto
Institut polaire français Paul-Émile Victor

Dans les pas de Paul-Émile Victor

Comme le célèbre explorateur comtois avant eux, c’est avec passion que des chercheurs bisontins arpentent et étudient les territoires situés les plus au nord du globe. Les recherches qu’ils mènent au sein du laboratoire Chrono-environnement et du laboratoire ThéMA posent l’université de Franche-Comté en spécialiste du monde arctique.

Depuis une quinzaine d’années, sous l’impulsion d’Hervé Richard, d’Émilie Gauthier et de Vincent Bichet, les chercheurs de Chrono-environnement vont à la rencontre du Groenland et de son passé, des travaux qui se sont étendus depuis à différents terrains géographiques et disciplinaires. Au laboratoire ThéMA, les géographes Éric Bernard et Florian Tolle poursuivent une aventure engagée voilà plus de 40 ans et successivement par Daniel Joly, Thierry Brossard et Madeleine Griselin : celle de l’étude des glaciers de l’île norvégienne du Spitsberg.

 

 

 

 

 

 

 

Photo Annie Spratt – Unsplash

GROENLAND

Histoires de pollens

Récemment nommée directrice du laboratoire Chrono-environnement, enseignante-chercheuse en palynologie, l’étude des pollens, Émilie Gauthier s’investit depuis quinze ans dans l’organisation des expéditions vers le Groenland. Elle est aujourd’hui la seule palynologue française à investiguer cette région du monde. Membre de l’Institut universitaire de France (IUF), Émilie Gauthier fait également partie de l’IASC, le Comité international pour les sciences arctiques, où elle représente la France au sein du groupe « Écosystèmes terrestres ».

Pour l’équipe de Chrono-environnement spécialiste de l’étude du passé, ayant éprouvé ses méthodes d’investigation dans les lacs du Jura, le Groenland présente un atout majeur : seul territoire au monde reconnu pour avoir été occupé par l’homme de façon épisodique, il se prête particulièrement bien à l’analyse comparative de l’évolution d’un milieu naturel lorsqu’il est soumis ou non à l’impact de l’homme.

Depuis 4 500 ans, différents groupes paléoeskimos sont venus s’installer sur les rivages du Groenland. L’aventure européenne commence il y a plus d’un millénaire… Emmenés par leur chef Éric le Rouge, les Vikings, encore appelés Norrois, débarquent au Groenland peu avant l’an mil, et s’installent sur la côte sud-ouest du territoire. Les colons tentent de s’adapter à des conditions pour le moins rudes, élèvent des cheptels dont les premières têtes sont importées d’Islande, et qui sont nourris durant les longs mois d’hiver avec un fourrage produit sur des terres à l’origine maigrement arborées, mais qu’ils ont dû défricher. La façon de vivre des Vikings se lit dans les pollens prélevés dans les carottes de sédiments lacustres où se concentrent des siècles d’histoire.

« On voit que les pollens d’arbres comme le bouleau se raréfient vers l’an 1000, et que ceux des plantes liées à l’existence de pâturages augmentent nettement au cours des XIe et XIIsiècles. Parallèlement, l’apparition de spores de champignons coprophiles est très nette dans les carottes de sédiments : ce sont bien là des preuves d’un défrichement au profit de prairies de fauche, et de l’installation d’animaux herbivores tels que les moutons, les vaches et les chèvres », indique Émilie Gauthier. La palynologie et l’analyse des sédiments révèlent par ailleurs que ces pratiques agricoles ont eu une incidence sur l’érosion deux fois plus importante à cette période que l’érosion naturelle.

L’histoire se poursuit, de façon dramatique… Les conditions de vie difficiles sont rendues plus extrêmes encore au début du Petit Âge glaciaire1, dès la fin du XIIIsiècle. Les Norrois abandonnent l’agriculture pour la chasse au phoque, puis regagnent progressivement l’Islande ou d’autres pays d’Europe au cours du siècle suivant. Si d’autres groupes pré-Inuit sont installés dans le pays, comme les Thulés, il faut attendre le début du XXsiècle pour que le territoire groenlandais investi par les Norrois soit à nouveau exploité pour l’élevage et l’agriculture. Le changement se lit dans les sédiments de manière comparable à celui du XIIsiècle, mais de manière plus prononcée encore : les pollens des bouleaux, des saules et des genévriers disparaissent au profit de ceux de plantes des prés ; les spores de champignons coprophiles se multiplient ; l’érosion augmente sous le coup d’une mécanisation intensive, atteignant plus de 23 mm pour un siècle, soit 5 fois plus que l’érosion naturelle.

Photo Christoph Moning – ebird

« L’intensification des pratiques agricoles dans les années 1980 signifie le recours à d’énormes quantités d’engrais azotés pour forcer la production de fourrage ; en même temps, les effluents des bergeries se déversent dans les lacs : l’impact est localisé, mais il est aussi sans précédent sur les écosystèmes et l’environnement. » Ces conclusions sont issues d’investigations menées au fil de 15 ans de recherches au Groenland, par le biais de différents projets nationaux ou internationaux. Dans le cadre du projet ANR InterArctic, qui s’achèvera en juin 2023, l’étude des Norrois se prolonge avec les travaux de thèse d’Elia Roulé, qui s’est aussi intéressée aux autres établissements norrois, celui qui est un peu plus au nord, vers la capitale Nuuk, ainsi que celui qui se trouve à Terre-Neuve, au Canada.

Le travail des archéologues et paléoenvironnementalistes croise celui d’autres disciplines, comme l’anthropologie : de jeunes lycéens ont été impliqués afin de donner leur vision de la cause environnementale et de leurs souhaits pour leur pays. Les sites archéologiques de leurs ancêtres de la culture de Thulé ont aussi été étudiés sur la côte nord-est du Groenland. Le site du Kap Hoegh offre le triple intérêt de regrouper au même endroit des cabanes de chasse du XXsiècle, une colonie de 300 000 mergules et un vaste site archéologique composé d’une soixantaine de structures. « Les habitats d’hiver, semi-enterrés, étaient couverts de blocs de tourbe qu’une couche de neige rendait imperméable. » L’été, des tentes de base circulaire, en peaux de rennes ou de phoques, étaient maintenues par des pierres.

« Ce site archéologique a été prospecté à l’aide d’un drone afin de disposer d’une carte très précise des différentes structures, il reste maintenant à les dater plus précisément. » À proximité du site nichent des mergules, de petits oiseaux marins très abondants en Arctique et qui viennent se reproduire au Groenland l’été. Si les ornithologues les étudient depuis 20 ans, depuis combien de temps viennent-ils se reproduire là ? Et étaient-ils une ressource motivant les hommes à s’installer précisément à cet endroit ? L’analyse sédimentaire nourrit ici les connaissances des ornithologues. « Les mergules créent un écosystème végétal particulier, enrichi par leur guano. Certaines plantes n’existent d’ailleurs que sur la colonie et sont identifiables grâce à leurs pollens contenus dans les séquences sédimentaires. » Les datations radiocarbone de ces sédiments indiquent que les oiseaux arrivent dès le début de l’optimum climatique médiéval2 il y a un peu plus de 1 000 ans. On va regarder s’ils étaient également présents après, au cours du Petit Âge glaciaire. »

Afin d’affiner les résultats, les chercheurs vérifient leur présence sur le dernier millénaire grâce à l’ADN ainsi qu’à l’analyse de métaux lourds liés à leur alimentation, et de certains isotopes permettant de quantifier plus précisément l’abondance de guano. Ces résultats seront à même de déterminer l’impact des variations du climat sur les mergules, et la façon dont ces oiseaux sont impactés par la pollution.

 

 

Crédit photo Nunalleq Museum

ALASKA

Un site archéologique de premier plan, menacé par l’érosion des côtes

2007, côte sud-ouest de l’Alaska. Warren Jones, directeur de l’entreprise locale Qanirtuuq Inc., découvre sur une plage des vestiges du vieux village de Nunalleq, charriés là par les eaux. Il contacte un archéologue, Rick Knecht, pour lui demander de réaliser des fouilles de sauvetage là où vécurent ses ancêtres yupiit3, avant que le site ne soit définitivement dégradé. C’est qu’en raison du réchauffement climatique, l’érosion agresse la côte de manière brutale et inéluctable. Les tempêtes produisent de terribles vagues, génèrent des vents et des courants d’une force à même de provoquer cette érosion. La bordure du site est détruite par mètres entiers à chaque assaut de la mer de Béring.

Les fouilles débutent en 2009, après que Warren Jones a convaincu le Conseil des aînés décisionnaire sur ce territoire. Les équipes d’archéologues sauvent dans l’urgence tous les objets qu’ils exhument de la boue et du sol gelé, à plusieurs dizaines de centimètres de profondeur, lors de campagnes d’été organisées par l’université d’Aberdeen, où Rick Knecht est en exercice.

L’archéologue Claire Houmard, aujourd’hui enseignante-chercheuse à l’université de Franche-Comté / Chrono-environnement, a aussi travaillé sur le passé des sociétés arctiques. Elle partage le souhait de son collègue Rick de relancer les fouilles, que l’université écossaise a mises en pause depuis 2018 pour se consacrer au traitement des dizaines de milliers de pièces déjà collectées. Elle obtient des financements, en France, du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, et aux États-Unis de la villa Albertine, où elle vient d’être accueillie en résidence pour quatre ans. Claire Houmard est aujourd’hui responsable de la mission française Yup­’ik 2022­-­2025, menée sous l’égide du ministère en partenariat avec l’université d’Aberdeen, le centre culturel et archéologique de Nunalleq, et Qanirtuuq Inc. La chercheuse rappelle le contexte : « Entre 2009 et 2018, les campagnes de fouilles ont permis de mettre au jour pas moins de 100 000 objets, dont plusieurs centaines de pièces sont dignes de figurer dans des musées ».

Le temps presse et l’argent manque pour poursuivre la tâche et sauver les trésors de Nunalleq, un site exceptionnel par sa richesse et la rareté de ses découvertes, et que le National Geographic, dans son édition de novembre 2021, estime être l’une des 100 grandes découvertes qui éclairent l’histoire du monde. Les objets en bois, en os, en cuir, en poterie, en vannerie ont parfaitement été conservés dans le sol gelé depuis la destruction du village au XVIIsiècle, lors d’une attaque d’un groupe voisin. Des figurines, des masques, des parures, des outils, des ustensiles de cuisine témoignent de la vie des Yupiit au Petit Âge glaciaire et de leur capacité à supporter l’hostilité des éléments.

Crédit photo Nunalleq Museum

 

« Mon domaine de spécialité concerne certains matériaux, notamment l’os, le bois de cervidé et l’ivoire, dans lesquels de nombreux objets sont fabriqués », précise Claire Houmard. Les figurines, retrouvées par centaines, ainsi que d’autres artéfacts encore, représentent souvent des êtres humains ou des animaux, dont les identités parfois se confondent. Un manche d’outil sculpté laisse ainsi entrevoir une silhouette de phoque, mais sous un angle différent, évoquera plutôt une baleine : c’est là un symbole subtil de la conception traditionnelle du monde selon les Yupiit, pour lesquels tout est en perpétuelle transformation.

Philosophie de vie, patrimoine, capacités de résilience de la population face aux éléments et aux changements climatiques…, les fouilles sont un moyen inédit d’établir un lien entre le passé et le présent ; elles donnent aussi la possibilité à la population de s’approprier son histoire : les objets, de retour d’Aberdeen après traitement, font l’objet d’une exposition dans une école transformée en musée à Quinhagak, là où les descendants yupiit de Nunalleq sont installés ; les habitants sont volontaires pour aider à remuer le sol ou à donner des interprétations sur les découvertes, grâce aux connaissances tirées d’une longue tradition orale chez les Yupiit. « Au-delà de l’intérêt archéologique du site lui-même, c’est dans ces liens que réside toute la beauté du projet », souligne Claire Houmard.

 

 

 

 

QUÉBEC

Forêts froides : évolution de la végétation…

Par le terme « forêts froides », les spécialistes entendent aussi bien les forêts situées sous de hautes latitudes, en Sibérie, Amérique du Nord, Scandinavie…, que les forêts d’altitude : toutes sont caractérisées par d’importantes périodes de neige et de courts intervalles de végétation. L’IRP4 sur les forêts froides s’intéresse aux impacts du changement climatique et des activités humaines sur les forêts boréales et de haute montagne, et de manière plus globale sur le fonctionnement des écosystèmes au Québec.

En retraçant les processus écologiques à l’œuvre depuis un passé parfois lointain, le projet veut répondre aux questionnements et aux enjeux que posent aujourd’hui de tels bouleversements sur ces milieux. Les chercheurs du laboratoire Chrono-environnement impliqués dans l’IRP travaillent dans deux directions : la végétation et les écosystèmes lacustres. Chercheur CNRS en paléoécologie, Damien Rius développe des méthodes pour caractériser les régimes de perturbation qui ont affecté la végétation au cours des siècles. « Liés à des épisodes de réchauffement climatique, les régimes de perturbation concernent essentiellement les feux et les attaques des insectes défoliateurs sur l’évolution des forêts. »

Grâce à l’analyse des sédiments lacustres, les microcharbons et les chironomes fossilisés – ces insectes de la famille des diptères, comme les moustiques –, livrent l’histoire de la végétation sur les 10 000 ans passés. Témoins de l’alternance de périodes de réchauffement et de refroidissement du climat, et des perturbations qui les ont accompagnées, ces microrestes sont précieux pour comprendre les mécanismes à l’œuvre au cours de cette évolution. « Les chironomes englobent une grande variété d’espèces, ayant des préférences différentes en termes de températures. Réussir à les identifier, c’est aider à reconstituer les conditions climatiques ayant prévalu au cours des derniers millénaires. »

Photo Adrien Vin – Unsplash

Parmi les méthodes et techniques employées, l’analyse de l’ADN des restes des chironomes enfouis dans les sédiments est un procédé particulièrement adapté pour déterminer la survenue des épidémies d’insectes défoliateurs au cours du temps, en lien avec les variations du climat, et pour mettre en évidence leurs interactions avec les régimes de feux. L’étude sur le long terme aide à mettre en contexte la situation actuelle. Les recherches déjà menées dans le cadre de l’IRP concernent l’est du Québec, jusqu’à présent moins étudié que l’ouest du pays, et plus précisément depuis le fleuve Saint-Laurent jusqu’au Labrador.

Les régions situées à l’est du pays sont les plus arrosées par la pluie, et donc plus à l’abri des feux ; elles sont pour cette raison constituées de forêts plus anciennes, aujourd’hui menacées par un réchauffement climatique faisant craindre plus d’épisodes de sécheresse et la survenue de feux destructeurs dans cette zone. L’analyse de l’évolution de la végétation selon un gradient ouest / est, semble particulièrement judicieux pour, in fine, élaborer des stratégies de gestion et de conservation des forêts boréales.

 

… et des écosystèmes lacustres

Au Québec, l’importance de la forêt boréale le dispute à celle des zones aquatiques, qui couvrent 30 % de sa superficie. Les perturbations subies par les forêts, qu’elles soient liées aux changements climatiques, aux épidémies d’insectes, aux feux ou encore à leur gestion par l’homme, sont susceptibles d’avoir des conséquences sur le fonctionnement des milieux lacustres. Des milieux parties prenantes des écosystèmes froids, et à ce titre également étudiés par les chercheurs de l’IRP, dont l’une des forces est de réunir des spécialistes des milieux terrestres et des milieux aquatiques.

Pour ces derniers, l’un des objectifs prioritaires est de déterminer si les perturbations modifient les quantités et l’origine de la matière organique présente dans la zone benthique des lacs, qui correspond à la couche de sédiments déposés au fond. Qu’elle soit directement produite dans le lac ou apportée par son bassin versant, cette matière organique, lorsqu’elle est dégradée, peut priver d’oxygène une partie des eaux profondes du lac. Dans ces conditions d’anoxie, la dégradation de la matière organique est à l’origine de la production de méthane, qui, lorsqu’il est libéré dans l’atmosphère, est un puissant gaz à effet de serre.

« La perturbation du cycle du carbone est l’un des enjeux liés à un éventuel dysfonctionnement des lacs », explique Hélène Masclaux, enseignante-chercheuse à l’université de Franche-Comté / Chrono-environnement, spécialiste du fonctionnement trophique 5 des lacs, qu’elle étudie par ailleurs dans le massif du Jura. « Nous cherchons à connaître l’importance de la production de méthane au fond des lacs, à savoir si ce méthane diffuse jusqu’à l’atmosphère ou est piégé dans les eaux, consommé par les bactéries puis intégré au réseau trophique ».

Hélène Masclaux et ses collègues, Laurent Millet et Valérie Verneaux, combinent les informations délivrées par différents indices pour caractériser l’évolution des lacs de cette partie du Québec sur les cent cinquante dernières années. Les analyses d’eau renseignent sur leurs conditions physico­chimiques, comme la température ou l’oxygène, les carottages dans les sédiments apportent des indications sur leur fonctionnement passé.

Au-dessus de la zone benthique et jusqu’à la surface de l’eau, la zone pélagique est, entre autres, habitée par du zooplancton, essentiellement des petits crustacés qui, en apportant de la nourriture aux poissons, constituent la base des réseaux trophiques. L’été, la zone pélagique est divisée en trois couches superposées, qui se mélangent à l’automne : ce brassage assure la bonne oxygénation des eaux du lac. « En raison du réchauffement climatique, la température de l’eau reste élevée plus longtemps, et la stratification se maintient dans la durée. Le brassage de l’eau a lieu plus tardivement, et le retard d’oxygénation qui en résulte pourrait induire des dysfonctionnements notables. »

Ce phénomène, encore à vérifier, pourrait s’ajouter à celui de l’augmentation de la production de phytoplancton pour provoquer des perturbations du fonctionnement des lacs. Le manque d’oxygène est dans les deux cas un risque majeur, potentiellement à l’origine d’une perturbation du cycle du carbone et d’une baisse de la biodiversité. Multipliant les allers et retours entre le passé et le présent, l’IRP sur les forêts froides révèlera des éléments de connaissance au fil d’investigations de terrain prévues sur cinq ans.

 

 

SVALBARD

Mesures sismiques pour pergélisol sensible aux variations de température

Couvrant un cinquième des surfaces émergées du globe, le pergélisol, ou permafrost, est un sol gelé en permanence. Dans la zone arctique, il s’étend sur 90 % du Groenland, 80 % de l’Alaska, 50 % du Canada et de la Russie. D’une épaisseur pouvant atteindre plusieurs centaines de mètres, le pergélisol subit des variations dans sa couche supérieure, en fonction des saisons. Sa partie très superficielle, dite couche active, s’étirant depuis la surface du sol jusqu’à 2 m de profondeur environ, fond complètement en été.

La partie située sous la couche active est un objet d’attention particulier pour les scientifiques : si la dizaine de mètres qui la compose se maintient en principe sous la barre de 0 ­°­C, elle est cependant sujette aux variations de température saisonnières, et donc aux valeurs plus fortes générées par le réchauffement climatique. Si cette glace venait à fondre de manière notable, le processus pourrait provoquer la libération du méthane et du C­O­2 emprisonnés dans les glaces depuis des milliers d’années, faisant craindre aux spécialistes que ces gaz à effet de serre renforcent la problématique du changement climatique.

Pour surveiller cette évolution, des mesures de température sont effectuées en continu comme dans l’archipel du Svalbard, où Julie Albaric a travaillé avec une équipe du laboratoire norvégien NORSAR pour mettre en place des réseaux d’observation sismique du pergélisol. Enseignante-chercheuse en géophysique à l’université de Franche-Comté / Chrono-environnement, Julie Albaric a pour spécialité la sismologie, et applique les méthodes de sa discipline à la surveillance de l’environnement. Des expériences concluantes en hydrogéologie ont par exemple aidé à comprendre le fonctionnement des aquifères karstiques sur le territoire comtois. Celles menées au Svalbard sur deux années le sont tout autant.

Le site du réseau permanent SPITS, Svalbard.
Photo NORSAR

« L’un des objectifs du projet était d’estimer la variation de la vitesse des ondes sismiques dans le pergélisol au cours du temps. On a pu constater que dans sa partie supérieure, entre 2 et 4 m de profondeur, les variations de vitesse des signaux sismiques correspondent parfaitement aux variations saisonnières des températures en profondeur, du fait des changements de la saturation en glace du milieu. »

Les stations sismologiques sont placées dans le sol, à proximité d’un forage dans lequel sont installés les capteurs de température. « On a montré pour la première fois que la surveillance sismique long-terme permettait de détecter le réchauffement du pergélisol. Les mesures effectuées sur deux années complètes indiquent en effet une décroissance linéaire de la vitesse relative des ondes sismiques simultanée à l’augmentation de température du pergélisol. Cette tendance montre clairement la diminution de la teneur en glace dans la zone étudiée au cours de la période. Des analyses complémentaires, notamment en laboratoire, permettraient de quantifier le volume de glace fondu. »

L’expérience arctique de Julie Albaric se poursuit avec les membres de NORSAR, dont l’observatoire au Svalbard assure le monitoring du pergélisol de façon pérenne. Le recours aux instruments sismiques vient en complément de ceux plus classiquement utilisés pour la mesure des températures ; l’installation des stations est simple, non invasive, et peu coûteuse : autant d’atouts qui pourraient promouvoir le développement des méthodes sismologiques pour la surveillance du pergélisol, et plus généralement de l’environnement.

 

Réchauffement climatique : le Spitsberg aux premières loges

+­3­­°­C, c’est l’augmentation moyenne de la température au Spitsberg depuis la Révolution industrielle. Un tel chiffre s’explique par la combinaison des circulations atmosphérique et océanique, qui produit cette amplification arctique multipliant par 2 ou 3 les effets du changement climatique. Pour comparaison, le réchauffement est mesuré à +­1­,­2­­°­C pour la planète, et à +­1­,­7­ °­C en France, où, pour ne citer qu’un exemple, la Mer de Glace a perdu jusqu’à 9 m d’épaisseur durant le seul été 2022… Sur l’île du Spitsberg, dans l’archipel du Svalbard, c’est le glacier Austre Lovén que les géographes glaciologues du laboratoire ThéMA, Éric Bernard et Florian Tolle, ainsi que leur collègue Jean-Michel Friedt, physicien spécialiste en instrumentation à l’Institut FEMTO-ST, surveillent de près.

Glacier Austre Lovén : le transfert massif des sédiments dans le fjord – Photo Éric Bernard

Depuis 2006, les missions entreprises deux fois par an et les mesures effectuées en continu donnent une idée plus précise de la réponse glaciaire aux sollicitations climatiques. Les chercheurs ne peuvent que déplorer que l’Austre Lovén se dégrade, un constat qui empire ces dernières années. « En 2020, le glacier a perdu dans l’année 2­,­5 % de son volume et 1­,­9­0 m d’épaisseur en moyenne, jusqu’à 3 m au front. Ce nouveau record de perte a à nouveau été approché en 2022. Ce qui semblait exceptionnel il y a quelques années encore est en train de devenir la norme. »

Ne pouvant que constater un processus aussi spectaculaire qu’inexorable, les chercheurs étudient également comment les zones périglaciaires s’adaptent à ces bouleversements. « Les précipitations annuelles, sous forme de pluie ou de neige, ont par exemple doublé, passant de 400 mm à 800 mm. La pluie en toutes saisons modifie la mise en place du manteau neigeux, ce qui en change le fonctionnement et impacte l’hydrologie globale du système. »

Charriés par des flux d’eau lors d’événements de fonte survenant de façon brutale, les transferts de sédiments dans l’océan augmentent de façon significative : les 2­/­3 s’accumulent dans les fjords, modifiant la composition de la colonne d’eau et le trait de côte à chaque crue. Le sol des zones nouvellement déglacées subit également les évènements météorologiques et la recolonisation végétale s’en trouve profondément affectée. Disparition de la glace, éboulements sur les versants, déplacement des sédiments, altérations du pergélisol…, les changements de morphologie et les dynamiques complexes du site sont observés et mesurés à l’aide des technologies les plus pointues, telles que des balises à glace automatiques connectées, des drones, des radars, des lidars­…, complétant les données satellitaires.

« Certains processus sont contre-intuitifs, comme le fait que la superficie du glacier ne baisse pas de manière aussi importante que son volume ; ces deux paramètres ne sont pas corrélés autant qu’on pourrait le penser. Ce n’est qu’en travaillant sur le terrain qu’il est possible d’établir de tels constats. »
Pour reprendre les mots d’Éric Bernard et de Florian Tolle, « ce glacier au Spitsberg ne représente qu’un pixel à l’échelle de l’Arctique, mais on le connaît très bien, et cela nous aide à comprendre les mécanismes à l’œuvre dans l’évolution des glaciers polaires, qui sont de véritables sentinelles du climat ». Des connaissances utiles à l’élaboration de projections pour anticiper les changements à venir sur l’ensemble de la planète.

 

 

1 Période climatique froide courant du début du XIV­e à la fin du XIX­e siècle, principalement localisée sur l’Atlantique Nord.
2 Période marquée par un climat inhabituellement chaud du X­e au XIV­e siècle, toujours sur l’Atlantique Nord.
3 Les Yupiit sont localisés au sud-ouest de l’Alaska et en Sibérie, les Inuit vivent plus au Nord. Yupiit est le pluriel de Yup’ik.
4 International Research Project. L’IRP sur les forêts froides est un projet de recherche collaborative conclu en 2021 et pour cinq ans sous l’égide du CNRS, en partenariat avec l’université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), l’université de Montpellier et l’université de Franche-Comté.
5 Un réseau trophique désigne un ensemble de chaînes alimentaires reliées entre elles au sein d’un écosystème et par lesquelles l’énergie et la biomasse circulent.

 

Contact(s) :
Laboratoire Chrono-environnement
Université de Franche-Comté / CNRS
Émilie Gauthier
Tél. +33 (0)3 81 66 66 69
Claire Houmard
Tél. +33 (0)3 81 66 63 66
Damien Rius
Tél. +33 (0)3 81 66 62 17
Hélène Masclaux
Tél. +33 (0)3 81 66 63 66
Julie Albaric
Tél. +33 (0)3 81 66 63 69

Laboratoire ThéMA
Université de Franche-Comté / Université de Bourgogne / CNRS
Éric Bernard / Florian Tolle
Tél. +33 (0)3 81 66 53 48 / 59 54
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