Université de Franche-Comté

Revenir aux origines de l’homme pour construire l’avenir

De bilans catastrophiques en sombres perspectives, l’état de santé de la planète est d’une fragilité telle qu’elle ne peut plus être ignorée. Dans son dernier ouvrage, Retour aux communs, Michel Magny montre comment les fondements aux origines de l’aventure humaine sont des piliers sur lesquels s’appuyer pour envisager l’avenir de la Terre sous un jour meilleur.

 

Magny M., Retour aux communs.
Pour une transition copernicienne.
Éditions Le Pommier, 2022

À la fin des années 1960, des scénarios élaborés par des chercheurs du MIT1 interrogeaient sur l’avenir de la planète. Ils convergeaient tous vers la même conclusion : la croissance économique et démographique observée depuis l’après-guerre n’apparaissait pas durable dans un monde fini. Dérangeant, le « rapport Meadows » est mis sur la touche avant de ressortir tristement victorieux des tiroirs en 2012. Cinquante ans ont suffi à valider ses projections, sur la base d’une population mondiale passée de 3 à 7 milliards d’individus entre 1960 et 2010.

Si le PIB mondial moyen a été multiplié par 16 depuis le début de notre ère, si des progrès indéniables ont été accomplis dans de nombreux domaines, ces évolutions ne peuvent masquer des inégalités toujours plus criantes à l’échelle mondiale. Les principaux indicateurs de santé de la planète ont viré au rouge : la Terre a montré ses limites, que l’homme a allègrement franchies sans en prendre conscience, sans vouloir y croire ou s’en préoccuper. Les systèmes économiques et industriels fondés sur une exploitation forcenée des ressources vacillent sur leurs bases… Dans son dernier ouvrage, Retour aux communs, Michel Magny montre que l’aventure humaine a d’autres modèles à proposer. Plus respectueux des relations entre les êtres vivants, fondés sur des principes plus égalitaires entre les hommes, ces modèles ayant permis le développement de l’être humain sont une source d’inspiration pour envisager d’« habiter la Terre autrement », et ainsi de préserver la planète.

 

 

 

 

 

 

Photo Étienne Marais – Pixabay

Directeur de recherche émérite au laboratoire Chrono-environnement, médaille d’argent du CNRS, Michel Magny est spécialiste des changements climatiques et environnementaux, et de leurs interactions avec l’histoire des sociétés depuis le dernier maximum glaciaire. Il explique dans son ouvrage les évolutions humaines et environnementales depuis leurs origines ancestrales jusqu’à aujourd’hui : une longue histoire dans laquelle se trouvent des clés essentielles pour comprendre la situation planétaire actuelle et réfléchir à l’avenir.

Constats pluridisciplinaires

Michel Magny combine ses propres résultats de recherche aux apports d’autres disciplines scientifiques pour étayer sa démonstration d’une conception du monde vouée à l’échec, ce dont la situation sociale et environnementale actuelle fournit des symptômes aussi éclatants que dramatiques. Faisant abstraction de tout pessimisme ou optimisme, Michel Magny en appelle à la lucidité pour repenser profondément notre vision du monde, qu’un retour vers le passé peut aider à imaginer.

 

 

Le Doubs à ville du Pont (25) – Photo Vincent Bichet, 2018

« Les données accumulées par la paléoanthropologie, l’archéologie, la biologie ou la primatologie au cours du dernier siècle, et surtout de ces cinquante dernières années, remettent en cause l’idée d’une évolution linéaire amenant à la civilisation humaine ; elles montrent au contraire un large buissonnement de types de sociétés au cours des millénaires, ce qui montre que différents choix sont possibles. » Ces recherches mettent aussi en évidence que ce sont la coopération et l’altruisme, et non la compétition, qui ont permis aux sociétés de s’imposer dans la lutte pour l’existence, comme le suggérait Darwin dans son livre La filiation de l’homme (1871). Ce sont les interactions entre les membres de groupes solidaires qui ont favorisé les flux d’énergie entre les générations, l’apprentissage, la cognition, et le développement des caractéristiques biologiques de l’espèce, telles que la taille du cerveau. « C’est donc la société qui nous a rendus humains, ce qui fait d’elle notre commun originel. »

Mais la vie en société n’est pas l’apanage de l’homme, pas plus que la communication, la mémoire ou les émotions. Les observations scientifiques en accumulent les preuves sur le terrain, et la génétique montre que l’ADN, l’ARN et les protéines sont communs à tous les êtres vivants, qui disposent d’un même code génétique pour assurer le transfert d’information entre ces molécules. La souris et le riz ont même un génome de taille supérieure à celui de l’homme. Les travaux en génétique argumentent en faveur de l’existence d’une origine commune à l’ensemble du vivant, dont les premières traces apparurent sur Terre il y a 3,8 milliards d’années. Les scientifiques ont donné corps à cette très lointaine origine commune sous le nom LUCA, pour Last Universal Common Ancestor, un clin d’œil à Lucy, la plus célèbre ancêtre de la famille des hominidés, une jeunesse en compa­raison avec ses quelque 3,1 millions d’années. C’est là notre second commun originel, témoignant qu’« être vivant, c’est avant tout être en interaction avec d’autres espèces et un environnement ».

Photo Hermann Traub – Pixabay

Interdépendants les uns des autres, animaux, plantes, champignons, micro-organismes sont embarqués dans une « ronde du vivant » où l’homme doit retrouver sa vraie place et non plus se considérer au sommet d’une hiérarchie arbitraire. Un argument chiffré à titre d’exemple : si on analyse leur teneur en carbone, constituant fondamental de toute matière vivante, les plantes représentent sur Terre 450 gigatonnes de carbone, les bactéries 70 GT, et les humains seulement 0­,0­5 GT. Et n’est-ce pas un virus invisible à l’œil nu qui a obligé plus de 3 milliards d’êtres humains à se confiner en même temps, pendant des semaines ?

Fort d’une argumentation tissée depuis les origines de l’aventure humaine jusqu’à son histoire la plus récente, et de points de vue partagés avec de très nombreux scientifiques à l’international depuis des décennies, Michel Magny suggère de reconnaître « l’impasse où nous conduit le primat accordé à la croissance et au profit attelés à la puissance technique », pour mieux retrouver nos fondamentaux : la société et le vivant, qui sont les deux « communs » sur lesquels il lui apparaît nécessaire de s’appuyer pour adopter une nouvelle vision du monde, depuis les fonctionnements de chacun dans la sphère privée jusqu’aux décisions des institutions gouvernementales. Et de citer Einstein : « Nous ne pouvons pas résoudre les problèmes avec la même façon de penser que celle qui les a engendrés. »

 

Économie hyperconcentrée

Michel Magny montre comment l’asservissement de la nature est allé de pair avec l’asservissement de l’homme. Cette vision verticale du monde, qui s’est affirmée au cours des millénaires, voit l’homme exploiter les ressources de la planète comme jamais pour assurer sa croissance, et le pouvoir de quelques poignées d’individus régir le destin de milliers d’autres. À titre d’exemple, ces chiffres témoignant de l’hyperconcentration de l’économie, selon une étude menée par des chercheurs de l’ETH de Zürich en 2011 : à cette date, 37 millions d’entreprises étaient recensées dans le monde, dont 43 000 multinationales ; 147 d’entre elles seulement contrôlaient 40 % du chiffre d’affaires total réalisé sur la planète.

 

Neuf limites planétaires

Photo Félix Mittermeier – Pixabay

La biosphère, qui regroupe l’ensemble des êtres vivants, la lithosphère, l’hydrosphère et l’atmosphère constituent le « système Terre », par définition en évolution permanente, mais sur lequel les activités humaines pèsent au point de surpasser aujourd’hui toutes les autres influences. L’impact de l’homme s’est ainsi considérablement amplifié depuis la Révolution industrielle, qui marque les débuts de l’Anthropocène, et plus encore depuis la période qui s’est ouverte avec les années 1950, qualifiée de « Grande accélération ». Pour mieux cerner la situation, neuf limites planétaires « non négociables et incontournables » ont été définies il y a quelques années par un groupe de scientifiques emmené par le Néerlandais Paul Crutzen, prix Nobel de chimie et inventeur du terme Anthropocène en 2000.

Des limites à ne pas franchir pour garantir les capacités de résilience du système Terre : le changement climatique, pour lequel la prochaine décennie sera décisive ; l’érosion de la biodiversité, qui fait craindre une 6­e extinction de masse, et dont témoigne la disparition de 68 % des populations de vertébrés entre 1970 et 2016, et de 45 % de celles des insectes entre 1970 et 2010, pour ne citer que ces chiffres issus d’un rapport publié par le WWF en 2020 ; l’anthropisation des surfaces terrestres, qui concerne déjà 83 % d’entre elles ; la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, dont les teneurs sont pour chacun estimées deux fois supérieures aux limites acceptables ; les ressources en eau douce, qui représente seulement 2,5 % de l’eau sur Terre et 1 % directement exploitable ; l’acidification des océans, provoquée par le contact entre la surface des eaux et une atmosphère trop chargée en CO2 en raison des gaz à effet de serre, et qui est responsable de la fragilisation des coquilles et carapaces des organismes marins ; les aérosols atmosphériques, concernant l’émission de particules de dimensions inférieures à 2,5 µm, favorisant la pollution de l’air, elle-même à l’origine d’un décès sur cinq dans le monde ; la couche d’ozone, dont la diminution grâce à des accords internationaux signés en 1987 est un premier succès d’action collective face à une menace environnementale planétaire ; la pollution chimique qui, forte d’une infinité de cocktails aux effets inconnus, agit insidieusement sur le long terme.

Considérant ces limites, qui pour les quatre premières sont déjà franchies, et pour les autres sont en voie de l’être ou atteignent un seuil critique, les scientifiques ont estimé le jour de l’année marquant le dépassement des capacités de résilience de la Terre : en 1970, c’était le 29 décembre ; en 2019, cette date était avancée au 29 juillet.

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