Scientifique et citoyen, chacun avec ses causes à défendre, ses arguments et ses moyens d’expression, se saisissent de la question environnementale, bousculant les façons de penser et les pratiques pour servir cet intérêt commun : le sort de la planète…
C’est loin d’être une simple histoire de vocabulaire. Si depuis quelques années, le mot nature chatouille désagréablement les oreilles et les esprits de certains scientifiques, c’est parce qu’il leur apparaît inadapté, voire contreproductif. Un paradoxe, à l’époque où la majorité des citoyens prend conscience de la perte de biodiversité, du réchauffement climatique et autres dérèglements environnementaux ? En réalité, tous ces bouleversements prennent racine dans la croyance en un monde où la nature serait au mieux un milieu vivant à côté de l’être humain, au pire une ressource à son service.
Cette vision essentiellement occidentale de deux univers distincts montre aujourd’hui cruellement ses limites. Il n’y a pas d’un côté la nature, l’océan et les oiseaux dans la forêt, et de l’autre l’homme, l’économie et la technique. Il n’y a qu’un tout, un monde unique dans lequel les êtres vivants sont interdépendants, la fragilité des uns conditionnant la survie des autres, les déséquilibres ici se répercutant là, les cheminements invisibles ou ignorés révélant un jour leurs impacts. La vie en société n’est pas l’apanage de l’homme : les progrès de la connaissance montrent tous les jours des preuves de l’intelligence et de l’organisation sociale des animaux, de la fourmi à l’éléphant ; les capacités de communication et d’adaptation des végétaux sont mises en lumière. Quant à l’homme, sa faculté à vivre en société ne le dispense pas de son statut de vivant.
Pour les philosophes de l’Antiquité, le social et le naturel étaient indissociables ; pour certaines cultures aussi, c’est une évidence. Traversant les siècles ou les territoires, cette façon de penser fait son chemin. Les écologues, quant à eux, sont conscients qu’il n’existe plus de nature vierge de toute influence humaine depuis belle lurette : en particulier depuis l’avènement de l’Anthropocène, même dans les espaces où l’homme est absent, même dans les réserves dites « naturelles », où se mesurent aussi la perte de diversité ou la pollution. L’expression « socio-écosystèmes » est née, intégrant l’homme aux systèmes écologiques avec l’aide d’un trait d’union. Un mot composé donc, qui pour cette raison, et malgré son intérêt, n’est pas complètement satisfaisant.
À l’université de Franche-Comté, Arnaud Macé est philosophe au laboratoire Logiques de l’Agir, et Patrick Giraudoux écologue au laboratoire Chrono-environnement. Comme d’autres scientifiques, ils s’interrogent sur un terme global qui pourrait avantageusement se substituer au mot nature. Une manière d’attirer l’attention sur la nécessité de repenser une conception du monde dépassée, rien de moins. Ils ont proposé l’atelier « Après la nature » à Besançon les 19 et 20 octobre derniers, un brain storming géant rassemblant des scientifiques du monde entier. « Ce n’est bien sûr pas en quelques heures que nous pouvons trouver un terme suffisamment porteur de sens et qui fasse consensus, annoncent les chercheurs bisontins. Notre objectif est avant tout de faire progresser la prise de conscience. » Les organisateurs ont activé leurs réseaux pour convier des spécialistes en anthropologie, géographie, archéologie, histoire, économie, communication, philosophie, écologie…, parce qu’« aucune science ne peut répondre seule aux enjeux actuels ».
Originaires des quatre coins de la planète, Tanzanie, Inde, USA, Iran, Taïwan, Argentine, Espagne, Canada, Hongrie, Thaïlande, Japon…, les invités ont participé à l’événement sur place ou à distance. Dans une enquête menée au préalable, ils étaient une cinquantaine à soumettre des propositions linguistiques : biodiversité ; environnement ; Gaïa, la « déesse-mère » de la mythologie grecque ; milieu ; pacha mama, la « Terre-Mère » en quechua ; planétarité ; prakrti, signifiant « ordre naturel » en sanscrit…, la liste ne fait que commencer à s’écrire.
La prise de conscience des problématiques environnementales et de santé actuelles a grandi parallèlement à une défiance certaine vis-à-vis des instances publiques. Il en résulte une volonté citoyenne de faire entendre sa voix, de devenir acteur de son propre destin et de celui de la planète. Connue sous le terme empowerment, cette tendance à l’émancipation est l’objet de l’ouvrage collectif La société civile et la protection juridique de l’environnement et de la santé, dont les contributions, à l’image du phénomène, sont internationales.
« Les citoyens se saisissent des problèmes de société, cela montre à quel point ils se sentent concernés, mais cet engagement est complexe à décrypter car il peut prendre des formes très diverses », explique Béatrice Lapérou-Scheneider, directrice du CRJFC, qui a codirigé l’édition de ce livre avec sa collègue Amanda Dubuis. Le livre s’attache donc en premier lieu à établir un panorama des actions menées, qu’elles soient individuelles ou à l’initiative d’associations, d’organisations non gouvernementales ou d’entreprises, que les moyens soient encadrés, interventions dans les médias ou actions intentées en justice par exemple, ou le mode d’expression spontané, comme les manifestations de jeunes en faveur du climat ou le mouvement des Gilets jaunes.
Les auteurs proposent dans un deuxième temps de mesurer l’impact de ces démarches citoyennes sur l’évolution des normes juridiques et institutionnelles. Solliciter l’avis des citoyens ou recueillir celui des usagers d’un hôpital en sont des exemples. Faciliter l’accès de la société civile à la justice en est un autre. « Aujourd’hui, en matière d’environnement, les citoyens peuvent directement saisir la justice, rappelle Béatrice Lapérou-Scheneider. Et ce que l’on nomme la justice transactionnelle donne la possibilité à l’auteur d’une infraction de s’impliquer dans son propre jugement : la peine infligée, comme l’obligation d’effectuer une remise en état ou de payer des dédommagements à un tiers, est mieux acceptée et donc plus efficiente. »
Depuis le début de l’année, une loi réduit le rôle des jurés populaires dans le jugement de certains crimes, posant la question du recul de l’implication citoyenne dans les affaires de justice. À l’inverse, dans le domaine de l’environnement et de la santé, l’évolution du droit semble s’orienter vers un plus grand pouvoir de la société civile.