Université de Franche-Comté

Théâtres nomades

Avant la décentralisation du théâtre en France dans les années 1940, le théâtre n’aurait-il existé qu’à Paris ? Ce serait oublier que des théâtres ambulants ont sillonné les routes de France pendant des décennies, des théâtres démontables dans lesquels se sont produites des générations de comédiens passionnés par leur art. Dans sa thèse en arts du spectacle, Loli Jean-Baptiste fait revivre ce passé curieusement ignoré par l’histoire.

 

Théâtre démontable Creteur-Cavalier. Collection Creteur

Imaginez une troupe de comédiens se déplaçant d’une ville à une autre, montant, démontant son théâtre de bois sur la place principale puis l’installant à nouveau, ailleurs… Imaginez le spectacle au cœur du quotidien, les tirades des acteurs et la joie du public. Imaginez car cette époque est révolue, elle ne subsiste plus guère que dans certaines mémoires. Le théâtre ambulant a pourtant bel et bien existé, il a fait frémir et rire dans tout le pays bien avant que la décentralisation du théâtre en France, dans les années 1940, encourage la diffusion théâtrale et autorise les pièces du répertoire à sortir des scènes parisiennes pour être jouées sur les planches de province.

Peu de gens soupçonnent l’existence du théâtre ambulant en France, et encore moins son importance. C’est au hasard d’une rencontre avec l’un des derniers témoins de ce passé que Loli Jean-Baptiste en fait la découverte, et qu’elle décide d’y consacrer son mémoire de master puis sa thèse en arts du spectacle. « On ne reverra jamais un théâtre aussi populaire, j’ai voulu l’étudier pour en garder la trace et pour montrer qu’il fait pleinement partie de l’histoire du théâtre en France. »

 

 

Des répertoires considérables

 

La famille de Blasiis devant l’entrée du théâtre. Collection de Blasiis

La jeune chercheuse puise dans les rares sources documentaires disponibles, et surtout recueille les témoignages de descendants des hommes et des femmes qui ont fait vivre ce théâtre, réunissant au fil de ses investigations des documents d’époque qui souvent ne sont jamais sortis des archives familiales. Car il s’agit bien ici d’une histoire de famille, un schéma un peu comparable à celui qui prévaut dans le monde du cirque. Des familles entières se consacrant au théâtre, et dont chaque membre avait un ou plusieurs rôles à jouer, de la confection des costumes à la réalisation des décors, de la tenue de la billetterie à la gestion de l’entreprise, de l’accompagnement musical au jeu théâtral proprement dit. « Si la pièce s’y prêtait, même les bébés étaient mis à contribution et se retrouvaient sur scène », raconte Loli Jean-Baptiste, évoquant le témoignage d’un des derniers héritiers du Théâtre Bouquet, André Rüest, aujourd’hui disparu, et qui possédait des costumes de fille et de garçon pour pouvoir se glisser dans la peau de tous les personnages d’enfant.

Mélodrames, comédies, voire tragédies, les pièces jouées sont toutes signées par des romanciers ou des dramaturges. « Dans les troupes, on était acteur, pas écrivain, ni metteur en scène. Mais le montage des pièces était très construit, et l’exigence était la règle pour l’apprentissage des textes et du jeu. » Les acteurs avaient la maîtrise d’un répertoire impressionnant, leur donnant la possibilité de jouer une pièce différente chaque soir, cela pendant plusieurs semaines d’affilée.

Les théâtres démontables portaient le nom de « baraques », un terme assez inapproprié si l’on se réfère au sens qu’on lui prête en général aujourd’hui. Abritant des décors parfois imposants, dotés de systèmes ingénieux pour les besoins de la mise en scène, ils pouvaient accueillir des centaines de spectateurs, et certains auraient supporté la comparaison avec la jauge des théâtres de ville actuels.

 

« L’installation du théâtre ambulant était un véritable événement, rapporte Loli Jean-Baptiste. Les gens pouvaient faire plusieurs kilomètres à pied dans la neige depuis les villages voisins pour assister aux représentations ». Selon le comédien Maurice Durozier, dont l’enfance a été baignée par les récits familiaux, « le théâtre à l’époque fonctionnait très bien, c’était le seul moyen de divertissement en dehors du cirque. Le cinéma est ensuite apparu, puis la télévision, et avec elle l’avènement de nouveaux comportements, le désir de confort et le repli sur soi au détriment du sens de la communauté. » Des changements sociologiques auxquels s’ajoutent la difficulté croissante d’investir le centre des villes, en plein développement, et l’impossibilité pour des structures en bois de répondre aux normes de sécurité naissantes. Le milieu des années 1960 marque la fin du théâtre ambulant démontable, né dans les provinces de France dès le début du XIXsiècle, et arrivé à son apogée dans les années 1930.

 

Montage du théâtre Lamarche en 1934. Collection Lamarche

Selon les recherches de Loli Jean-Baptiste, si deux cents familles itinérantes se seraient produites de génération en génération au cours de ces deux siècles en France, une trentaine de troupes se sont démarquées par l’ampleur de leur entreprise, telles les familles Lamarche, De Blasiis ou Creteur-Cavalier. Leur installation pendant plusieurs semaines dans un même lieu et le retour régulier en des endroits où elles savaient recueillir la faveur du public autorisaient les enfants à suivre une scolarité régulière. « J’allais à l’école comme un élève normal et le soir j’apprenais mes rôles. Ce n’était pas une double-vie, c’était la vie qui continuait », racontait André Rüest, fier de figurer enfant parmi les premiers de sa classe et d’avoir décroché son certificat d’études en 1930.

De tels témoignages ont pu être recueillis à la faveur de réseaux de connaissances ou amicaux, les héritiers de ces familles se montrant parfois hésitants à relayer leur histoire. « C’est un sujet très intime pour eux, qui ont souvent été chahutés pour être nés dans des familles vivant une existence nomade, en marge de la société, et pour qui cela a pu être douloureux d’avoir à changer de voie et d’univers », raconte Loli Jean-Baptiste. La jeune chercheuse a organisé une journée d’étude en mai dernier intitulée Le théâtre ambulant démontable à l’agonie, à voir sur Youtube.

 

L’esprit du voyage

« Mon arrière-arrière-grand-père aurait été trouvé abandonné au pied d’un rosier, ce serait là l’origine du nom de ma famille », raconte Maurice Durozier, héritier de quatre générations d’acteurs nomades, et lui-même comédien au Théâtre du Soleil à Paris. « J’avais seulement deux ans quand mon grand-père a décidé d’arrêter l’activité de son théâtre, mais on m’a raconté beaucoup d’anecdotes sur la vie d’alors. L’esprit du voyage se perpétue dans une famille, je crois que c’est une autre façon de voir le monde qui reste ancrée en nous, même devenus sédentaires. »

L’homme raconte son enfance dans une roulotte, sa mère Roxane, éprise de liberté et de justice, artiste convertie sans amertume en ouvrière d’usine lors du déclin du théâtre familial, son oncle André, s’acharnant à donner des représentations jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de public pour les applaudir, son grand-père conduisant sans permis, le partage de la recette entre les membres de la troupe… « Le monde né ensuite était moins tolérant envers la marginalité et les gens du voyage. »

Changement d’époque, évolution des sociétés… la vie artistique continue, autrement. Mais le théâtre ambulant démontable mérite de trouver sa place dans l’histoire du théâtre en France. Guy Freixe, professeur en histoire et esthétique des arts de la scène à l’université de Franche-Comté, est le directeur de thèse de Loli Jean-Baptiste : « Ce travail de recherche participe à un mouvement de reconsidération de notre histoire théâtrale, qui veut comprendre le déni entourant certaines réalités telles que celle du théâtre ambulant ». Une entreprise ambitieuse, et sans nul doute passionnante.

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