L’entreprise PEUGEOT s’implante à Sochaux en 1912. Ce n’est pas qu’un site de production qui s’ébauche. C’est, avec lui, toute une organisation sociale centrée autour de l’usine et qui va évoluer avec elle au cours du siècle. Pour finalement devenir le plus grand site industriel de France où usines de production, habitations, loisirs, transports sont complètement imbriqués.
Quand la société PEUGEOT cherche un emplacement pour développer sa production d’automobiles, en 1912, quand elle lorgne du côté de la plaine de l’Allan, Sochaux compte 427 habitants.
Autour du travail métallurgique, l’usine s’installe pour la construction de camions, et avec elle, très rapidement, le besoin d’une main d’œuvre qualifiée se fait sentir. Celle-ci est recrutée dans un périmètre qui ne cesse d’augmenter. Le bassin de Montbéliard, en 1912, est déjà fortement industrialisé. La main d’œuvre qualifiée est déjà employée. Malgré des salaires attractifs, la débauche et le turn-over sont permanents. En 1924, « par suite d’une mesure d’une usine voisine, 352 absences sur 731 ouvriers » sont déplorées à la fonderie. La politique de l’entreprise — qui relève d’une question de survie — consiste alors à recruter du personnel dans les régions limitrophes et à favoriser son enracinement en lui proposant un logement. Ce que l’on conçoit souvent comme une forme de paternalisme est donc peut-être bien davantage une stratégie de développement. La société d’habitation à bon marché est née en 1911. Elle construit de 1918 à 1929 pas moins de 509 logements, dont les cités du Maroc et du Tonkin.
En 1938, l’entreprise Peugeot gère 870 habitations (en cités-jardins pour la plupart) et 1 600 logements pour célibataires. Cette stratégie va se poursuivre jusque dans les années 80. C’est ainsi toute la région sochalienne qui est structurée par PEUGEOT. Très rapidement, dès les années 30, les villages agricoles alentour sont touchés. Une seconde vague d’urbanisation a lieu dans les années 50-60, avec la construction massive de grands ensembles initialement prévus pour les cadres et vite désertés pour être réattribués aux ouvriers, souvent d’origine étrangère. Car pour faire face à la pénurie de main d’œuvre, des appels aux forces de travail étrangères sont lancés, dans les années 30, puis après-guerre. La proportion d’étrangers dans l’effectif global de PEUGEOT est la plus forte au milieu des années 70. C’est dans un cadre très institutionnel que la venue de travailleurs immigrés est organisée. Là encore, la présence de PEUGEOT dessine la morphologie de la démographie de la région.
Les usines à droite avec Sochaux au fond, Montbéliard au premier plan et Grand-Charmont à gauche
Outre le logement, la société sochalienne intervient dans le cadre de vie des employés. Le ravitaillement est ainsi assuré par des RAVI, magasins généraux de proximité fournissant alimentation et matériel, installés dans les cités ouvrières. Ces magasins n’ont pas pour objectif de générer du profit, mais plutôt de fournir au coût le plus bas possible les denrées nécessaires. Ceci pour faire baisser la pression que pourraient exercer les ouvriers sur les salaires. Le système de RAVI s’ébauche pendant la première guerre mondiale, quand les camions Peugeot organisent la collecte de nourriture à travers la campagne pour la distribuer aux ouvriers. Constitué en 1921 en société coopérative à capital et personnel variables, « le ravitaillement » ne cesse de se développer. Le maillage fin du territoire, avec des prix restant compétitifs, le fait perdurer au nez et à la barbe des grandes sociétés de distribution jusqu’en 1983, date à laquelle PEUGEOT vend la société, souhaitant se recentrer sur son cœur de métier.
L’usine de Sochaux démarre en 1912 avec trois corps de bâtiments… Au milieu des années 70, 40 000 personnes œuvrent sur le site qui s’étend sur 265 hectares.
Soixante ans pour construire le plus important site industriel de France, capable de produire 2 200 véhicules par jour en 1970. Si le site en lui-même n’a cessé de se recomposer pour répondre aux impératifs de la productivité, toute la physionomie de l’aire urbaine s’est également construite autour des besoins de production : l’habitat pour loger les personnels, mais aussi les réseaux de transport et les routes pour acheminer les personnes et les matières premières, les voies ferroviaires pour livrer les voitures…
En 1938, le transport ferroviaire est favorisé pour amener les travailleurs sur le site — 3 500 personnes sont alors transportées, dont 69 % par le train —, ce qui a impliqué des tractations avec la société ferroviaire, des transports annexes en camions pour amener les gens au plus près des gares, et des travaux de remblayage des étangs pour installer la gare Peugeot. En 1951, la route est adoptée et un ramassage par camions est organisé. En 1970, au plus fort de sa fréquentation, 13 500 salariés sont transportés. Ce système n’est pas anodin pour la structuration du paysage. En effet, les villages disposés le long de ces axes de circulation ont vu leur population augmenter rapidement, de 25 à 35 % selon les cas. De la même façon que le groupe a organisé le ravitaillement des ouvriers, la croissance quasi exponentielle des effectifs de l’usine durant les Trente Glorieuses a obligé PEUGEOT à prendre en charge la construction des infrastructures, généralement réservée aux pouvoirs publics.
La restructuration continue du site influe aussi sur le cours d’eau. L’Allan induit des zones inondables, contrariantes pour le développement du site de production. PEUGEOT est intervenu par deux fois sur le cours de l’Allan. La première en 1954 permet de récupérer des surfaces constructibles en creusant le lit de la rivière et en installant un collecteur. La seconde est plus impressionnante. En 1987, c’est toute la rivière que PEUGEOT et les pouvoirs publics du Pays de Montbéliard détournent, en la faisant circuler par le canal du Rhin au Rhône. Il est alors possible d’envisager une circulation de matières et de biens cohérente sur le site, répondant aux logiques des flux tendus flexibles.
265 hectares pour une seule usine, une entreprise qui dessine tout le territoire, d’un point de vue géographique et démographique, mais aussi dans son rythme et sa culture.
Décrire et comprendre cet univers, c’est tout l’objet du livre de Robert Belot et Pierre Lamard, tous deux historiens au laboratoire RECITS (UTBM).
Ils sont partis, pour entreprendre le décryptage de cette histoire, du fonds d’archives photographiques inédites de PEUGEOT, alimenté par les archives du comité d’entreprise et celles des syndicats. Aussi, PEUGEOT à Sochaux. Des hommes, une usine, un territoire, à partir duquel cet article a été écrit, raconte-t-il tout autant en mots qu’en images.
Contact : Carine Bourgeois
Laboratoire RECITS
UTBM
Tél. (0033/0) 3 84 58 35 68