Pollution, agression, stress, nouveaux composés disséminés dans la nature, épidémies d'agents pathogènes : les dangers auxquels les humains sont soumis ont changé de registre et deviennent plus impalpables. Face à ces conséquences insidieuses des activités humaines, une nouvelle façon de penser les dangers a fait jour sur le mode du « mieux vaut prévenir que guérir ». Deux démarches inverses coexistent alors : constater un effet sanitaire pour ensuite remonter à sa cause ou repérer ce qui, dans l'environnement, est susceptible de constituer un danger pour l'homme.
Dans cette optique, l'environnement est le lieu d'un mouvement perpétuel, où se jouent des interactions entre les composants, où les concentrations de tels ou tels éléments ne sont pas homogènes sur un même espace, mais peuvent varier en fonction des conditions climatiques (vents, pluie), où des effets d'échelle interviennent, un environnement où de nombreuses dynamiques sont en jeu.
– Comment les populations sont-elles exposées ?
– Antenne relais, bruit, dioxine…
– De relevés ponctuels, établir une carte
– « Qu'à un pixel d'une image satellitale corresponde un objet »
Un environnement où également de nombreuses interactions sont à étudier pour comprendre ces dynamiques, surtout si l'on s'intéresse à l'effet de polluants, d'agents pathogènes, de perturbations physiques sur la santé de l'homme.
Un schéma très général peut être établi, qui partirait de la source de pollution ou de perturbations, pour comprendre quels agents et quelles quantités sont répandus dans l'environnement, pour finalement mesurer le degré d'exposition des humains à cette source. L'exposition se mesure à l'extérieur du corps humain. Passé la barrière corporelle, ce qui traditionnellement se fait par les voies aériennes (l'air que l'on respire), par les aliments ou par voie transcutanée, il est question de doses et de seuil à partir duquel ces doses peuvent induire des maladies.
À chaque étape de ce processus, les interactions entre les systèmes sont complexes. Leurs études nécessitent des méthodologies propres qui souvent convoquent plusieurs disciplines. Le laboratoire Chrono-environnement de l'université de Franche-Comté et du CNRS focalise une partie de ses recherches sur les premières phases du processus, avant la pénétration des agents pathogènes dans le corps humain. Il tente de comprendre, souvent en passant par des modélisations, comment les agents circulent, et quelles sont les conditions pour qu'ils se trouvent en contact avec les populations humaines. Par agent, il faut entendre des bactéries, virus, champignons ou parasites, mais aussi des éléments chimiques, radioactifs ou organiques ou encore des perturbations physiques telles que le bruit ou les ondes radiofréquences.
Cette science commence à avoir un nom : l'éco-épidémiologie, comme un mélange d'écologie, c'est-à-dire d'étude des milieux et des rapports des êtres vivants avec ces milieux, et d'épidémiologie — l'étude des maladies et de leurs conditions d'émergence et de propagation.
Comme toute discipline naissant à des interfaces, elle a besoin de rallier à elle de nombreux outils développés dans des champs très différents. Vers elle aussi convergent, au laboratoire, à la fois les écologues s'intéressant à la distribution de parasites ou de bactéries dans l'environnement et des épidémiologistes cherchant à déterminer une exposition.
L'inventaire à la Prévert des sujets traités par le laboratoire serait long : échinococcose alvéolaire en Franche- Comté et en Chine, choléra en Afrique, exposition au bruit, aux ondes radiofréquences, à la dioxine, poumon du fermier, trachome de l'enfant, moisissures… le point commun n'est pas à chercher dans les sujets, mais plutôt dans les méthodologies employées. Là, les systèmes d'information géographiques couplés à des analyses statistiques et à des observations de terrain deviennent le vade-mecum des chercheurs.
Attention, danger, statistiques ! Le plus grand risque pour un modélisateur est de se perdre dans le modèle qu'il a créé. Comment interpréter les résultats fournis par les données mais passées au crible d'un modèle ? La question de la variabilité, par exemple, est cruciale. Quels sont ses effets ? Quelle est la sensibilité des résultats à une variable donnée ? La théorie et la raison conseillent d'établir au préalable l'hypothèse de départ et le test statistique qui va l'éprouver.
Parmi ces recherches, qui font la spécificité bisontine, une équipe particulièrement est spécialisée dans l'expologie, terme apparu il y a une quinzaine d'années pour désigner l'étude de la concentration d'un agent et de sa distribution dans les milieux. Science de l'observation, elle consiste à mesurer l'intensité, la fréquence et la durée du contact d'un individu ou d'une population avec des agents toxiques.
L'équipe ne travaille pas sur des cohortes gigantesques, de l'ordre de quelques dizaines de milliers de personnes, comme l'exigerait une étude directe des liens entre une dose et une pathologie. Par contre, elle s'empare souvent de sujets suite à des observations du monde professionnel (des médecins cliniciens, par exemple, ont cru déceler une incidence anormale de cas d'hépatite A sur le territoire franc-comtois…), à la présence de doses élevées sur le territoire ou lorsque se pose la question des faibles doses d'un agent connu pour ses effets pathogènes à haute dose.
La question fondamentale de l'expologie est de déterminer comment et dans quelles conditions une population donnée se trouve exposée à des agents pathogènes, ceci pour mieux comprendre les pathologies émergentes. Cette question implique, d'une part, de pouvoir mesurer les agents, d'autre part, d'être capable de spatialiser l'information, souvent collectée sous forme de « points » de mesure.
Le premier volet nécessite une méthodologie et surtout des équipements particuliers qui doivent se penser dans la perspective d'une spatialisation. Les controverses et débats sociaux alimentant la chronique, l'équipe s'est penchée sur la question de l'exposition aux ondes radiofréquences pour tenter d'y voir un peu plus clair. Il est apparu qu'à l'époque pas si lointaine de 2006, un seul appareil, venant d'arriver sur le marché, était capable de mesurer un champ électrique de l'ordre de ceux générés par les antennes relais des téléphones portables.
Antenne relais sur le site de la Bouloie, Besançon.
Crédit Ludovic Godard – université de Franche-Comté
Deux cents personnes choisies au hasard ont porté cet appareil pendant vingt-quatre heures (une mesure étant prise toutes les treize secondes), tout en notant scrupuleusement, tous les quarts d'heure, leurs déplacements et activités. La collecte de ces informations s'est faite dans des conditions exigeantes en termes de matériel et d'implication des participants.
De même, lorsque l'équipe a souhaité étudier l'impact du bruit sur les résultats scolaires des enfants, elle a équipé quarante-quatre logements bisontins de sonomètres : l'un dans la chambre de l'enfant, le deuxième en façade du logement et le dernier dans la pièce principale. Les logements étaient sélectionnés aléatoirement dans différents quartiers de la ville. La campagne a totalisé plus de trois cents jours d'enregistrement, à raison d'une mesure toutes les secondes.
Ces données, si elles représentent l'unique source fiable et collectée sur le terrain, restent partielles et ponctuelles. Charge aux chercheurs, donc, de les extrapoler pour arriver à une modélisation spatiale de la distribution des agents. C'est là que le croisement des disciplines et des équipes intervient, en particulier avec le laboratoire ThéMA de l'université de Franche-Comté. En partant de données existantes à l'état brut (le plus souvent fournies par la Ville de Besançon) ou déjà agrégées et synthétiques (topographie, bâti, comptage de trafic routier, emplacement des antennes, cartographie du bruit, topologie des villes, des territoires…), les chercheurs parviennent à construire une carte de l'exposition. Parfois, il leur faut compléter ces données, par exemple en intégrant, à la carte du bruit, une source d'émission telle que les rues piétonnes ou les fontaines. Dans le cadre d'une étude sur l'influence de l'usine d'incinération d'ordures ménagères (UIOM) et de rejets de dioxine sur l'occurrence de deux cancers, le sarcome des tissus mous et le lymphome non-hodgkinien, l'effort de spatialisation a été l'occasion d'une méthodologie nouvelle.
Vue 3D du modèle, centre ancien de Besançon (logiciel MITHRAS)
Un premier modèle, fourni par la Ville de Besançon, a permis d'estimer les retombées des émissions de l'incinérateur. Il prend en compte la topographie du paysage, la météorologie du site, dont la rose des vents, la hauteur de la cheminée, les flux de l'usine… Mais ce modèle se devait d'être validé par des données de terrain. Soixante-quinze prélèvements ont été effectués dans la zone sélectionnée. La confrontation du modèle et du terrain a révélé par exemple que le premier n'était pas suffisamment précis quand la topographie du terrain était plus tourmentée et complexe, comme c'est le cas au sud-ouest de l'incinérateur.
Des allers et retours permanents sont donc nécessaires entre modèles et recueil de données pour prétendre générer une spatialisation réaliste des agents auxquels les populations sont exposées.
Carte issue du modèle des retombées de dioxine de l'UIOM et points de prélèvements sur le terrain
Les règles éthiques qui régissent la collecte et l'utilisation de données épidémiologiques sont capitales pour assurer la confidentialité des informations propres à une personne. Mais elles sont aussi source, pour le chercheur, d'un parcours administratif qui peut durer de six mois à un an.
Il commence par la saisie du Comité consultatif sur le traitement de l'information en matière de recherche dans le domaine de la santé (CCTIRS). Celui-ci analyse les méthodologies du projet de recherche, évalue la nécessité ou non de recourir à des données nominatives à caractère personnel et la pertinence de ces données par rapport à la recherche proposée. Le chercheur dépose ensuite une autre demande d'autorisation à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui s'assure du respect de la loi vis-à-vis de l'information à la personne et de la protection des données.
Lorsque le protocole de recherche prévoit un geste invasif, le Comité de protection de la personne (CPP) est également sollicité pour avis. Enfin, parfois, un comité d'éthique peut être consulté.
À chaque fois, les chercheurs doivent fournir un schéma de l'information faisant la preuve que l'anonymat est respecté. Seule façon de garantir une véritable protection de la personne, physique et morale.
Les images satellitales de Landsat ou d'Ikonos ouvrent de nouvelles perspectives pour spatialiser les données, en même temps que pour générer une information nouvelle d'ordre épidémiologique.
Un projet, financé par la Région Franche-Comté, porté par la Maison des sciences de l'homme Claude Nicolas Ledoux et le laboratoire Chrono-environnement, vise à trouver, dans les images satellitaires, des informations sur les densités de population ou le nombre d'habitants d'une zone urbaine.
La méthodologie sera développée en premier lieu sur la ville de Besançon, mais l'idée est de la rendre transférable à n'importe quel point du globe. L'objectif est de l'utiliser à terme pour pallier le manque d'informations sur la démographie de certaines zones. Elle permettrait de calculer les taux d'incidence de maladie. Une thèse est en cours sur le sujet au laboratoire.
Les méthodes de l'éco-épidémiologie humaine deviennent donc de plus en plus précises, convoquant à la fois des statistiques poussées, des nouvelles technologies de géographes, et parfois de la sociologie. De quoi fournir aux épidémiologistes des données sûres et fiables pour comprendre l'impact des agents sur notre corps ; de quoi également pouvoir anticiper plus rapidement quand un nouvel agent apparaît.
Au Mali, de nombreux enfants sont atteints de trachome, une maladie des yeux provoquée par une bactérie qui peut parfois engendrer la cécité. Sévissant dans les zones rurales les plus pauvres, le trachome doit son caractère endémique à l'environnement et aux conditions de vie des populations. Les structures familiales et sociales des concessions, des villages et des campagnes peuvent être une clé de compréhension des dynamiques de la maladie.
Séance de détection du trachome au Mali.
Crédit Jean-François Schémann
Appelée à l'aide par les médecins maliens, l'équipe de Chrono-environnement a repris une cohorte de 15 000 enfants, pour intégrer ces considérations spatiales et sociales dans l'analyse de l'endémie.
Concrètement, ce sont des outils statistiques qui permettent cette structuration des données, et notamment les analyses multivariées et multiniveau. Elles reviennent à considérer non plus les enfants indépendamment les uns des autres, mais liés parce qu'ils ont une même mère qui adopte avec eux des comportements spécifiques. Ces femmes peuvent être regroupées, à un niveau supérieur, en fonction de leur lieu d'habitation, la concession, qui possède elle aussi des caractéristiques propres à favoriser ou non le trachome… Plus de six niveaux ont ainsi été définis, allant de l'échelle la plus fine à la plus large. Ce nouveau modèle qui considère les données interdépendantes, élimine une quantité de biais, surtout en limitant les redondances.
Couplé à une modélisation des distances entre les villages, à l'aide de positions satellite, ce modèle a abouti à un nouveau mode de compréhension de la propagation du trachome au Mali.
Contact : Jean-François Viel – Frédéric Mauny
Laboratoire Chrono-environnement
Université de Franche-Comté
Tél. (0033/0) 3 81 21 87 34 / 87 38