À Besançon, la rue Proudhon l'est de deux manières : une partie est la rue Jean-Baptiste-Victor Proudhon, jurisconsulte sous Bonaparte et cousin éloigné du deuxième Proudhon de la rue, Pierre-Joseph, annoncé comme « sociologue ». Entre les deux, la rue de la République, la bien nommée, tant l'idée de république sépare les deux hommes. Pierre-Joseph Proudhon, né à Besançon il y a deux cents ans exactement, a proposé un système d'organisation politique, social et économique… dont il ne reste aujourd'hui, pour beaucoup, que l'anarchisme, et qui pourtant lui a valu, en son temps, d'être plus connu que Marx, d'être caricaturé plus qu'à son tour, bref, de faire partie des penseurs français les plus célèbres. Il est peut-être temps, à l'occasion des deux cents ans de sa naissance, de revisiter les écrits de ce sociologue, philosophe, économiste, journaliste et homme politique.
Pour Pierre-Joseph Proudhon, la démocratie à suffrage universel est un leurre : il n'y a rien au-dessus du peuple. Ceci d'autant plus que la représentation politique est fondée sur la délégation des pouvoirs à des représentants individuels qui ne « représentent » en réalité la plupart du temps que leur propre opportunisme. « La délibération doit se faire sur une question, et jamais sur un homme ». Il prône à l'inverse la représentation des métiers et des corps de la société. Que l'Assemblée soit une maquette à l'identique des forces productives, des corporations de la nation. Si cette idée découle d'une construction philosophique, d'une pensée sociale argumentée et raisonnée, elle s'enracine aussi sans doute dans les origines de Proudhon. Né dans une famille pauvre du quartier Battant de Besançon — son père est garçon tonnelier-brasseur et sa mère cuisinière —, il travaille dès l'âge de dix-neuf ans dans une imprimerie où il publie les livres du séminaire, puis plus tard, créé sa propre entreprise. Toute la pensée de Proudhon est tournée vers un système politique, social et économique où les inégalités seraient réduites. Il fonde ce système, entre autres, sur le travail — à opposer au capital —, qui serait seule source de richesse.
Reprenant les concepts d'Adam Smith, qui pose le travail comme valeur économique commune à toute activité humaine, Proudhon défend une rémunération égale quel que soit le travail fourni. Le capital fait obstacle à cette égalité, sa fructification ruine les travailleurs au profit des capitalistes. Qu'alors le capital soit partagé et socialisé dans les entreprises. Quant aux investissements, meilleurs moyens pour libérer le marché — Proudhon ne rejette absolument pas l'économie de marché —, qu'ils soient favorisés par des taux d'intérêt très faibles et une monnaie qui ne soit plus basée sur l'or. Il est en ce sens précurseur de Keynes.
Dans un ouvrage publié en 1840, Qu'est-ce que la propriété ?, la parabole de l'obélisque de la place de la Concorde sert à illustrer la création de valeur issue de la mutualisation des forces. Un ouvrier pendant cent heures n'aurait jamais pu ériger l'obélisque comme l'ont fait cent hommes pendant une heure. Cette richesse créée revient à l'ensemble des travailleurs et doit leur être redistribuée. La coopération, l'un des piliers de la pensée de Proudhon, naît de cette idée.
Si la valeur de toute chose est jugée à l'aune du travail fourni, alors il y a un prix juste pour les marchandises, qui n'est pas défini par le principe de l'offre et de la demande. Chez Proudhon, le consommateur est aussi le producteur et il propose un papier monnaie dont la valeur serait basée sur la valeur de l'objet, donc sur la valeur du travail qui a permis de le produire.
Ce système économique repose sur le respect d'un contrat moral très fort qui exclut la constitution d'un État envahissant…
Si l'on regarde Proudhon non plus comme le père de concepts devenus sulfureux tels que l'anarchie, mais dans une perspective historique, il s'insère dans une période fructueuse de la pensée politique et économique. Lu et respecté des libéraux du XIXe siècle, il pousse certaines de leurs thèses sur le capital jusqu'à l'absurde en voulant contrebalancer la liberté par l'égalité. Il s'oppose à Marx lorsque celui-ci prône la révolution violente et la fin de l'économie marchande, mais les deux se retrouvent sur d'autres points, notamment celui disant qu'un gouvernement ne peut avoir pour modèle la famille où commande le père.
Dans cette effervescence, dans la prodigalité de l'époque, Proudhon adopte aussi une forme de positivisme, pose l'existence d'une science économique — par opposition à une économie politique ou au socialisme. Il postule l'existence d'une organisation des échanges économiques qui recèle intrinsèquement les conditions d'une égalité entre les hommes.
Dans le salon Chifflet, qui a vu Proudhon être jugé pour ses mémoires sur la propriété, rédigés dans le cadre d'une bourse accordée par l'Académie de Besançon, Proudhon apparaît à nouveau. Depuis deux ans, le laboratoire de Recherches philosophiques sur les logiques de l'agir de l'université de Franche-Comté, aidé d'un historien américain, spécialiste de Proudhon en post-doc au laboratoire, entreprend, d'une part une analyse des cahiers de lectures du philosophe. Proudhon, autodidacte, notait et annotait dans ses cahiers les livres des philosophes, juristes et économistes de son époque. Ces cahiers représentent une façon d'accéder à la genèse de la pensée de Proudhon et peut-être à une compréhension plus fine non seulement de lui mais aussi de son époque. D'autre part, le laboratoire prépare aussi une (ré)édition des textes dont les deux tiers sont conservés à la Bibliothèque d'étude et de conservation de Besançon ; l'autre tiers à la Bibliothèque Nationale, rue Richelieu (Paris).
L'université de Franche-Comté et la ville de Besançon rendent hommage à Proudhon en organisant un colloque international. Il aura pour objet de s'interroger sur les divers aspects de sa pensée en montrant sa réelle logique sous le foisonnement, mais aussi sur la forme de reprise qui pourrait être faite de cette pensée aujourd'hui relativement à la quête d'une redéfinition de la citoyenneté.
Contact : Edward Castleton
Maison des sciences de l'homme et de l'environnement Claude Nicolas Ledoux
Université de Franche-Comté / UTBM / CNRS
Tél. (0033/0) 3 81 66 54 43
Laboratoire de Recherches philosophiques sur les logiques de l'agir
Université de Franche-Comté
Tél. (0033/0) 3 81 66 54 43