Université de Franche-Comté

Agriculture : relever les défis

Sur fond de bouleversement climatique et de crise environnementale majeure, l’agriculture doit revoir ses pratiques en même temps que se projeter dans une nouvelle dimension technologique. Des bilans et perspectives passés au crible des sciences humaines et sociales.

 

 

Agriculture 4.0 en devenir

Photo Guillaume Perret Lundi13

En 2019, la Suisse était le premier pays en Europe à autoriser l’utilisation de drones d’épandage sur ses cultures. En Chine, la pratique est courante. Aux États-Unis, les tracteurs autonomes John Deere sillonnent les champs sans pilote depuis des années. En Finlande, les clôtures ont disparu des prés où les « cyberchèvres » sont équipés de bracelets électroniques les empêchant de dépasser les limites de propriété. En France comme en Suisse ou ailleurs, des robots remplacent les agriculteurs pour traire les vaches. D’autres robots encore récoltent fraises ou pommes après avoir discerné la maturité des fruits à leur couleur… Progressivement, les technologies numériques modifient le visage de l’agriculture, de façon cependant très inégale selon les régions du monde. Les investissements, coûteux, sont à apprécier à l’aune des productions et des surfaces agricoles. Pas grand-chose de commun en effet entre mono- et polyculture, entre les immenses étendues de Chine et les terrains escarpés de Suisse.

« Une étude réalisée il y a quelques années par nos étudiants montrait la position très mature des agriculteurs en Suisse, conscients des limites que leur impose leur territoire, et capables d’utiliser au mieux les technologies sans s’y perdre », depuis plus de vingt ans travaille sur la numérisation des infrastructures, dans un grand nombre de domaines.

Dans le secteur agricole, le produit justifie l’investissement. En Suisse, le drone a conquis la viticulture parce qu’il lui apporte une valeur ajoutée certaine. « Le coût des traitements de la vigne et, à l’autre bout de la chaîne, le prix de vente des vins sont des motivations économiques suffisantes pour acquérir des équipements qui rendent la culture plus efficace. La pulvérisation de produits phytosanitaires engendre des pertes qui sont équivalentes, que le traitement soit effectué par drone ou au sol. L’impact écologique est également comparable, car les drones volent très bas et les applications sont très précises », explique Francisco Klauser. Au-delà des possibilités offertes par la technologie, il est intéressant de noter que l’usage du drone amène aujourd’hui les exploitants et les décideurs à envisager l’espace aérien comme un espace professionnel. « L’agriculteur s’approprie la verticalité, le volume céleste, quand jusque-là il en était uniquement tributaire, parce que son travail est largement soumis aux intempéries. »

Du côté de la loi, la législation sur l’usage des drones est le fruit original d’une collaboration entre deux offices fédéraux et une start-up, qui pendant plusieurs années a effectué des tests en collaboration avec l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), avant de pouvoir commercialiser sa machine : c’était pour l’équipe un défi que de réussir à automatiser un engin sans pilote, capable d’adapter sa course et son action aux pentes et autres variations topographiques du paysage viticole suisse. « Le recours aux drones n’est qu’un exemple d’une évolution technologique en train de se faire, et qu’il est pour nous le moment d’étudier, afin d’anticiper les transformations susceptibles de prendre de l’ampleur à l’avenir », conclut Francisco Klauser.

 

Numérisation : la paperasse d’abord

Malgré le potentiel énorme que recèle la technologie, l’agriculture 4.0 n’en est donc pas encore au stade de la généralisation dans nos régions. La réalité de terrain est bien plus nuancée que ce que les relais médiatiques peuvent laisser supposer, en focalisant sur le côté spectaculaire des équipements dont se dotent certaines exploitations. En outre, la digitalisation du secteur agricole se produit plutôt sur les bureaux des exploitants que dans les champs ou les écuries. C’est là que l’équipe de Jérémie Forney, enseignant-chercheur en anthropologie de l’environnement à l’Université de Neuchâtel, spécialiste du monde agricole, oriente pour sa part ses investigations. « Dans une étude réalisée l’an dernier, nous avons souhaité connaître l’impact de la numérisation administrative sur l’autonomie des exploitants, en croisant les points de vue des différents acteurs d’une gouvernance aujourd’hui régie par les données. » Jérémie Forney rappelle « l’avènement d’un système de monitoring agro-environnemental complexe depuis les débuts des politiques agricoles publiques ». Aux informations que fournit donc de longue date l’exploitant sur son fonctionnement et ses productions, s’ajoutent les données témoignant de ses bonnes pratiques en matière environnementale, depuis que cette dimension conditionne aussi l’octroi des subventions.

Photo Clémentine Fritsch

Le système suisse d’analyse et de contrôle des activités agricoles engage les organisations professionnelles, l’État fédéral et les administrations cantonales, dont le rôle, à l’interface entre l’État et les agriculteurs, est essentiel. Les agents cantonaux chargés de recueillir les informations et de les transmettre à l’Office fédéral de l’agriculture connaissent les agriculteurs et leurs exploitations, pour lesquelles ils peuvent rendre compte de situations locales parfois complexes ou particulières d’une année à l’autre ; en automatisant les procédures, la digitalisation administrative optimise certes le recueil et le traitement des informations, mais elle est aussi responsable d’une uniformisation des données, n’autorisant guère de subtilités qualitatives. « La numérisation rend le processus plus précis, mais réduit la marge d’interprétation : il est difficile de faire entrer la complexité d’une exploitation dans un formulaire, et dommage de réduire des enjeux tels que ceux qui concernent l’environnement à des cases à cocher ! »

Jérémie Forney note que, de façon contreproductive, il existe un risque de distance accru entre l’administration et le terrain : « Le numérique offre une impression de pouvoir abstraire et reproduire la réalité du terrain par les données ; il ouvre la porte à un fantasme de monitoring complet et en temps réel. Mais la plus-value en termes de connaissances pour les agriculteurs n’est pas à la hauteur du travail supplémentaire qui leur est demandé. Beaucoup d’informations ne leur servent à rien ». Cette tendance à la bureaucratisation cache par ailleurs des ressorts qui rendent les exploitants méfiants. Les logiciels de saisie et d’analyse des données sont commercialisés par des sociétés contrôlées par des entreprises dominantes sur le marché, voire des multinationales ; les agriculteurs craignent pour la protection de leurs données, et par ricochet pour leur libre arbitre en matière d’approvisionnements.

À cette suspicion liée à une gouvernance par les données s’ajoute l’inquiétude que peut générer l’adoption de nouvelles technologies en matière de production. Savoir réparer un tracteur fait partie du bagage technique de l’agriculteur. Réussir à relancer un drone, pour reprendre cet exemple, exige des connaissances non seulement en mécanique mais aussi en informatique, qui sortent du champ de ses compétences, et signifie en confier la maintenance à une entreprise extérieure : si la démarche représente un coût, elle crée surtout de nouvelles dépendances.

 

 

Un centre d’excellence pour l’agriculture

Photo Juratourisme

Devant les enjeux que porte l’agriculture et les défis qui se posent à elle, les forces se rassemblent en Suisse romande dans une toute nouvelle structure destinée à soutenir les régions rurales et leurs acteurs dans leur adaptation à un monde en pleine transformation. Le Centre d’excellence et de compétence pour le développement de systèmes agroécologiques durables dans l’Arc jurassien, le CEDD-Agro-Eco-Clim, vient de naître d’une collaboration entre l’Université de Neuchâtel et la Fondation rurale interjurassienne (FRI), structure suisse de formation et de conseil pour le développement rural dans le Jura et le Jura bernois.

Jérémie Forney partage la direction du CEDD avec Olivier Girardin, directeur de la FRI : « Les sciences humaines et sociales (SHS) occupent un rôle central dans l’organisation du centre. C’est une originalité qui témoigne de la volonté de considérer les problématiques dans leur globalité, une approche caractéristique de disciplines comme l’anthropologie. » Les SHS ne posent donc plus seulement leur expertise en aval de projets élaborés par exemple par des agronomes, mais participent pleinement à leur construction, aux côtés des autres spécialités.

Au nombre des projets déjà engagés par le CEDD en partenariat avec d’autres instances, Terres vivantes a pour objectif d’améliorer la qualité de la structure des sols par des mesures innovantes et adaptées aux différents terrains agricoles. L’observation des paramètres du sol et la description des pratiques des agriculteurs, relayées par l’analyse scientifique, permettront à fin 2024 de déterminer les leviers les plus efficients pour améliorer la résilience des sols. Résulterre prévoit d’intensifier sur six ans le recours à des pratiques agricoles connues pour leur capacité à séquestrer le CO2 atmosphérique dans les sols, sous forme de matière organique, et à augmenter ainsi la qualité des terrains. Avec le projet Agriculture et pollinisateurs, les agriculteurs et apiculteurs, avec l’appui des scientifiques, s’engagent à mettre en place des mesures en faveur de la protection des abeilles sauvages et domestiques, en réponse au plan d’action national pour la santé des abeilles et des pollinisateurs, adopté par le Conseil fédéral en 2016. Les différents projets menés dans le cadre du CEDD sont bâtis selon les problématiques et les priorités dégagées sur le terrain par les agriculteurs ; le dialogue entre tous les acteurs impliqués dans le développement de systèmes agroécologiques durables est une clé de leur succès.

 

 

Politique agricole commune et particularités locales

Dans les pays de la communauté européenne, la Politique agricole commune (PAC) régit l’agriculture depuis 1962. Son budget annuel, de l’ordre de 380 milliards d’euros en 2022, est abondé par les États membres, au prorata de la valeur de leur production agricole finale. Premier producteur de céréales et de viande bovine, deuxième producteur de lait de l’Union, la France est le pays qui contribue le plus au budget de la PAC : 17 %, devant l’Espagne (12,1 %), l’Allemagne (10,8 %) et l’Italie (9,5 %) ; c’est également celui qui reçoit le plus d’aides, toujours selon un principe de proportionnalité. La notion de dépendance pose cependant ici question : en France, les agriculteurs dépendent en moyenne à 78 % des subventions de la PAC, à 80 % pour les éleveurs bovins-lait, et jusqu’à 250 % pour le secteur bovins-viande (source : RICA 2019). « Les subventions ne jouent plus leur rôle : elles se substituent aux revenus, alors qu’elles avaient été mises en place pour les soutenir… », commente Chouaib Jouf, chercheur au Centre de recherche sur les stratégies économiques (CRESE) de l’université de Franche-Comté.

Photo FelixMittermeier – Pixabay

Et lorsque la loi européenne change, c’est l’ensemble du fonctionnement du secteur qui est remis en cause. La nouvelle PAC est entrée en vigueur cette année pour cinq ans (2023-2027). François Cochard, enseignant-chercheur en économie comportementale au CRESE, étudie l’impact des variations de la réglementation sur le comportement des agriculteurs. « Compte tenu des dérèglements environnementaux, la PAC met depuis plusieurs années l’accent sur l’écologie. La loi précédente prévoyait le versement de subventions spécifiques pour les agriculteurs volontaires qui adoptaient des pratiques favorables à la durabilité », explique-t-il.

En 2023, certaines de ces pratiques non seulement sont devenues obligatoires, mais elles ne génèrent plus de subventions supplémentaires : elles entrent dans le calcul pour obtenir le paiement de base ». Le chercheur relève, à travers des études réalisées sur le comportement, que cette nouvelle donne pourrait se montrer contreproductive, parce qu’elle pourrait décourager les bonnes volontés, ou activer les bonnes consciences par un « effet de licence morale », qui empêche de faire de nouveaux efforts là où on en fournit déjà quelques autres…

Sa consœur Karine Brisset souligne en outre que la coopération entre agriculteurs de terres voisines est essentielle pour mettre en place des actions en faveur de l’environnement, mais qu’elle n’a pas eu les effets escomptés jusqu’à présent parce que les mesures volontaires supposaient la signature de contrats trop contraignants. « Les agriculteurs ne voulaient pas s’engager dans des dispositifs qui les obligeaient à opérer des changements techniques, à prendre des risques économiques et à s’exposer à une variabilité de leurs revenus. »

En marge de ces considérations rationnelles, Karine Brisset, comme François Cochard, met l’accent sur les biais qui affectent ce type de prises de décision. Dans les estimations que les agriculteurs ont à fournir pour calculer par exemple une perte d’exploitation liée à la mise en place de pratiques nouvelles, la probabilité de survenue d’un aléa climatique pourra être surévaluée parce que cet événement se sera produit récemment. Des biais subjectifs renforcés par certains traits de comportement, comme le fait d’avoir à changer ses habitudes, naturellement un frein chez l’être humain, ou celui d’avoir à consulter des pavés d’information à la teneur de plus en plus complexe, décourageant même les plus motivés. « L’agriculteur est devenu un entrepreneur, estime Karine Brisset. Il doit être accompagné dans ses démarches, ce qui n’est pas suffisamment le cas : c’est pour cette raison que le système ne fonctionne pas ».

Chouaib Jouf note lui aussi que, « alors que l’agriculture est déjà sous tension, on impose des contraintes supplémentaires aux agriculteurs ». Pour le chercheur, le bilan n’est pas des plus optimistes en ce début de nouvelle règlementation européenne. Entre autres arguments, de natures différentes mais tous marquants, il pointe la baisse de compétitivité de l’agriculture française, l’accentuation de la variabilité du climat, qui génère des aléas de plus en plus fréquents et plus forts, ou encore une politique de gestion de l’eau presque inexistante à long terme.

 

 

Loi prise en défaut

Photo Couleur – Pixabay

Au Centre de recherches juridiques de l’université de Franche-Comté (CRJFC), c’est au droit français des exploitations en difficulté que s’intéresse Christine Lebel, enseignante-chercheuse en droit privé. À mi-chemin entre droit des entreprises en difficulté et droit rural, c’est un endroit dont le législateur ne mesure pas toujours la particularité. Christine Lebel souligne d’emblée la spécificité du secteur agricole en matière de droit : « Les acti­vités agricoles sont très réglementées : tout ce qui n’est pas autorisé est interdit ! Ce n’est pas le cas pour les autres activités économiques, où la liberté est en principe la règle ».

Le domaine des exploitations agricoles en difficulté est régi par deux codes : le code de commerce, et le code rural et de la pêche maritime, ainsi qu’il se nomme depuis 2010. Là, comme dans les autres textes de loi, les chercheurs en droit apportent leur expertise pour rendre les règles le plus efficaces possible, proposant des amendements par l’intermédiaire des parlementaires lorsque les textes se révèlent non conformes à la Constitution.

En 2017, Christine Lebel relève un défaut dans la loi sur les entreprises en difficulté : le texte accordait aux agriculteurs concernés un délai pour le règlement de leurs dettes, différent selon leur statut : quinze ans pour les exploitants en nom propre et dix ans pour les agriculteurs en société. Une « scorie législative » infondée d’un point de vue économique, une « rupture d’égalité » corrigée sur proposition de la chercheuse dans la loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) de 2019, qui a entériné une échéance à quinze ans pour tous les exploitants. « Comme il est possible de faire appliquer une règle nouvelle de manière rétroactive en droit des entreprises en difficulté et dans des conditions bien précises, le législateur a accepté que ce délai s’applique aux situations courantes et aux dossiers en cours d’élaboration », se réjouit Christine Lebel.

En 1985, Robert Badinter posait les bases de la loi sur les entreprises en difficulté, largement réformée en 2005 et modifiée depuis à cinq reprises : autant d’occasions pour que l’amélioration d’une mesure ricoche en défaut dans un autre article du texte. « La loi de 1985 souhaitait aider au redressement des entreprises, favoriser leur sauvegarde ainsi que celle des emplois, et assurer le paiement des créanciers. Le contexte particulier du secteur agricole signifiait se poser des questions spécifiques en cas de difficulté d’une exploitation, comme le sort des animaux, la survie des coopératives et plus généralement l’impact sur des territoires en lien fort avec les activités agricoles. » Christine Lebel souligne que, dans la ligne de cette loi, le droit français des entreprises en difficulté présente la particularité d’autoriser un nouveau départ avec le « droit au rebond », favorisant la reprise d’activité.

Aujourd’hui, en France, l’activité agricole se partage entre des gros exploitants exerçant en sociétés qui concentrent une part importante de la production, partiellement destinée à l’exportation, et des petits agriculteurs, héritiers d’une exploitation familiale ou non issus du monde agricole, privilégiant pour certains une commercialisation en circuit court. Les inégalités observées d’une activité à l’autre se doublent d’inégalités croissantes entre les agriculteurs. En Franche-Comté actuellement, la situation des producteurs de lait à comté du Jura ou du Haut-Doubs n’est pas comparable à celle, beaucoup moins enviable, que vivent les éleveurs bovins pour le lait ou la viande, par exemple en Haute-Saône. Pour aider les agriculteurs en difficulté, la loi de 2019 et l’ordonnance de 2021 ont rénové les outils de prévention existants, en tenant compte des particularités agricoles. « La culture de l’échec est forte dans le milieu agricole, et les exploitants ont du mal à demander de l’aide, souligne Christine Lebel. Sans oublier que leurs proches sont souvent impactés, parce que le modèle familial est toujours bien présent en France. »

 

 

La longue histoire du lait

Dès le IV e millénaire avant J.C., le capital génétique des populations européennes s’enrichit de lactase, cette enzyme nécessaire à la digestion du lactose : c’est le signe que le lait figure depuis longtemps au menu des Européens. Dès le Néolithique et la domestication des animaux en fait, et le plus souvent sous forme de fromage ou de beurre, une transformation qui favorise aussi sa digestion. Hors des étables, le lait ne sera d’ailleurs consommé frais qu’à partir du XIXe siècle, grâce aux techniques de pasteurisation, puis de stérilisation, qui garantissent sa bonne conservation.

Dans son ouvrage La fabrique du lait, l’historien Fabien Knittel étudie l’évolution des techniques de production et de transformation du lait sur la longue période courant du Moyen Âge au milieu du XXe siècle. Membre du Centre Lucien Febvre à l’université de Franche-Comté, l’auteur montre comment cette histoire technique est partie prenante de l’histoire des sociétés rurales et de celle de l’économie tout entière, est indissociable de l’histoire de l’élevage ou de celle de l’alimentation, suit le développement de l’agronomie au XIXe siècle ou plus récemment de celui des sciences environnementales, préside à l’émergence de la notion de terroir…

De manière presque contradictoire au vu de la richesse de cette histoire, les pratiques d’élevage et les techniques de fabrication des fromages et des beurres font preuve d’une permanence remarquable du Moyen Âge à la seconde moitié du XVIIIe siècle. Puis l’agronomie renouvelle peu à peu la vision de l’agriculture, la microbiologie et la pasteurisation opèrent leur révolution, le courant hygiéniste, les sciences vétérinaires, la sélection des races bovines, et bien sûr les innovations techniques et l’industrialisation de l’Europe sont autant de ruptures avec des procédés séculaires.

Fabien Knittel propose « une compréhension des principales techniques à l’aune des configurations socio-économiques de trois « époques » charnières, trois moments-clés » : le Moyen Âge et la période moderne, quand l’élevage et les produits qui en sont issus ne sont que secondaires dans la production agricole en Europe ; le XIXe siècle, qui voit l’apparition de systèmes d’organisation comme les fruitières, bien connues en Franche-Comté et en Suisse voisine, ou les laiteries urbaines ; la période centenaire entre les années 1850 et 1950, pendant laquelle les sciences et techniques utiles à la filière laitière se développent sur fond d’industrialisation. Avec pour épilogue une production et une consommation du lait et de ses dérivés aujourd’hui des plus courantes en Europe, de la brique UHT au chocolat au lait, du fromage AOC à la crème dessert, de l’aliment standardisé au produit bio.

 

Knittel F., La fabrique du lait, Europe occidentale, Moyen Âge - XXe siècle, CNRS éditions, 2023

 

 

 

Les schémas traditionnels ont la vie dure

Le modèle familial agricole, Dominique Jacques-Jouvenot le connaît bien, qui en a fait une spécialité de recherche au Laboratoire de sociologie et d’anthropologie (LASA) de l’université de Franche-Comté. Si la chercheuse ne remet pas en cause le fait que les difficultés financières ont leur part de responsabilité dans les drames qui frappent les exploitants, notamment les suicides qui endeuillent les familles et la profession, elle constate dans des études menées de longue date que l’aspect économique est loin d’être le seul à entrer en ligne de compte dans les processus en jeu. « Dans les années 1960, les agriculteurs représentaient 40 % de la population active. Aujourd’hui, seulement soixante ans plus tard, ce chiffre tombe à 2 %. C’est un changement de monde, pas seulement une profession qui disparaît. »

Dominique Jacques-Jouvenot explique que les agriculteurs ont une représentation du monde particulière, fondée à la fois sur la nature de leur activité et sur un modèle familial traditionnel. « Les exploitants sont animés par le sentiment d’être dépositaires d’un patrimoine, le temps d’une vie, et par une loyauté intergénérationnelle qui fait de la transmission d’une exploitation un enjeu capital. » La structure de la cellule familiale est partie prenante de cette vision. « Dans l’élevage, être agriculteur est avant tout un métier de couple où les places de chacun sont bien dessinées. Les femmes sont très rarement exploitantes, elles apportent leur soutien à leur conjoint. Mais ce sont elles qui font le lien avec l’extérieur. » Les femmes sont considérées comme du « petit personnel », parce que toujours en seconde position, elles viennent en aide à l’exploitant ; mais elles sont aussi incontournables, parce qu’elles acquièrent des compétences que les hommes n’ont pas. Et ce modèle de fonctionnement, s’il fait la force des exploitants, est aussi celui qui les met en péril. « Le décès d’une mère, référente du couple ascendant, ou le départ d’une épouse, qui entraînent un manque de main d’œuvre relative aux tâches administratives que l’une ou l’autre de ces femmes exerçaient sur la ferme, rend les exploitants vulnérables  ; c’est dans de telles situations que se produisent le plus souvent les suicides. »

Dominique Jacques-Jouvenot prend appui sur les nombreux entretiens réalisés auprès des familles dans le cadre de ses recherches, parfois des années après la survenue d’une tragédie, pour conduire son analyse. La chercheuse réfute l’argument selon lequel cet état de fait serait celui d’un autre âge. « Même les jeunes éleveurs expriment leur désarroi devant une part administrative qui ne cesse de croître, entre dossiers à remplir pour l’Union européenne ou campagnes de prophylaxie vétérinaires, témoignent de leur déception parce qu’ils ne font pas ce pourquoi ils ont choisi ce métier, et disent se sentir incompétents quand ils sont confrontés à ces réalités », explique-t-elle, en insistant sur la nécessité d’attirer l’attention des futurs agriculteurs sur ces problèmes.

Une recherche menée à ce sujet en partenariat avec la MSA de Franche-Comté auprès des jeunes en formation dans des établissements de la région, vient de rendre ses conclusions : les étudiants font preuve d’un intérêt certain pour les aspects technologiques de leur futur métier, et atteignent un très haut niveau de compétences en matière phytosanitaire ou agronomique. Mais leur discours reste figé dans les représentations traditionnelles en ce qui concerne la gestion d’une exploitation. Ils s’en tiennent à distance, entendent confier les rênes de la partie administrative à un cabinet comptable et à leur future conjointe, dont ils ne doutent pas qu’elles accepteront d’endosser ce rôle, reproduisant ainsi, sans en avoir forcément conscience, les schémas du passé. « Le métier est idéalisé chez les jeunes, pour qui il est le plus souvent un choix, au contraire de leurs aînés qui l’ont davantage subi, obligés de reprendre la ferme par tradition familiale ou en raison de piètres résultats scolaires. Ils ne prennent pas la mesure de la réalité, à laquelle ils doivent se préparer pour être mieux armés devant les difficultés qu’ils auront à affronter. L’école doit les y aider. »

 

 

Colloque « Santé et malaise en agriculture »

Ce colloque scientifique de restitution de l’étude MOSA – Les motifs du suicide en agriculture, est organisé le 16 octobre prochain à Besançon par la Mutuelle sociale agricole (MSA) de Franche-Comté, l’Association santé éducation et prévention sur les territoires (ASEPT) Franche-Comté / Bourgogne et le Laboratoire de sociologie et d’anthropologie (LASA) de l’université de Franche-Comté.

Informations et inscriptions sur www.asept.org

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