Université de Franche-Comté

Mieux comprendre la formation des États au Moyen-Orient

On retient souvent des périodes troubles de l’histoire comment les accords diplomatiques et les traités signés par les dirigeants de ce monde mènent au partage des territoires et à la création des États. Une étude d’envergure menée à l’Institut d’histoire de l’université de Neuchâtel montre l’influence que la réalité de terrain a pu avoir sur les décisions prises en haut lieu lors de la partition de l’empire ottoman après la Première Guerre mondiale.

Poste frontalier turc, avec le drapeau, sur la frontière turco-syrienne

 

La conclusion de la Première Guerre mondiale signe la fin de l’Empire ottoman, qui voit dès lors une partie de ses territoires occupés par les Alliés. Le Royaume-Uni exerce notamment un mandat sur la Mésopotamie (actuel Irak), la Transjordanie et la Palestine, la France sur la Syrie et le Liban. Les frontières qui se dessinent lors de la partition de l’Empire sont-elles seulement le fait d’accords diplomatiques, de traités et de négociations emmenées par les dignitaires européens et arabes ?

Historien spécialiste de cette région du monde, Jordi Tejel propose de relire cet épisode fondateur de la formation des États du Moyen-Orient en considérant les influences qui se sont exercées sur le terrain, en périphérie des centres de décisions. « On ne peut véritablement comprendre ce qui s’est passé sans l’éclairage qu’apportent les dynamiques transfrontalières », explique le chercheur. À l’université de Neuchâtel, il dirige son équipe autour de ces questions appliquées à la formation de l’Irak, de la Syrie et de la Turquie, dans le cadre du projet BORDER.

 

 

Un projet labellisé par l’Europe

Cette recherche en histoire contemporaine, concernant la période 1920 à 1946, a obtenu un financement ERC (European Research Council) en 2017 pour 5 ans. L’objectif est d’étudier la réalité des zones frontalières à cette époque et les impacts qu’ont pu avoir ces dernières sur les décisions des divers centres politiques. Le rôle des populations frontalières dans le façonnage des États-nations au Moyen-Orient ainsi que la circulation des biens, des idées et des personnes à travers ces zones d’interface sont le fil conducteur guidant les recherches. Ainsi l’étude des archives montre comment le comportement des populations locales a joué un rôle dans l’établissement de la frontière entre la Turquie et l’Irak.

 

Le rôle majeur des populations locales

Réfugiés yézidis originaires d’Irak, arrivés en Syrie dans les années 1930

« En 1920, la question était de savoir si la région qui aujourd’hui constitue le Nord de l’Irak devait être annexée à ce pays, rattaché à la Turquie ou devenir une partie du futur Kurdistan. Si le traité de Sèvres prévoyant la création de cet État fut vite oublié pour faire place à d’autres accords, les deux autres solutions restaient en lice. Pendant 5 ans, « la ligne de Bruxelles » matérialise sur le papier une frontière provisoire, dont les Anglais comme les Turcs essaient de modifier le tracé à leur avantage, en s’attirant les faveurs des populations locales. « Mais les alliances avec ces peuples, qui mettent en avant leurs propres intérêts, sont éphémères et changeantes, et aucun camp ne réussit à l’emporter. » La Société des Nations finit par trancher en 1925 en faveur des Anglais et du rattachement du territoire à l’Irak ; l’organisation internationale impose une frontière qui serait peut-être différente si les populations locales avaient joué le jeu de l’un ou l’autre des protagonistes.

Cheval tirant une calèche sur une voie de chemin de fer

Dans un autre domaine, les recherches montrent comment la réalité du transport à travers le désert a impacté la création de la frontière entre l’Irak et la Syrie.

Bien qu’on ait un certain mal à l’imaginer, ce sont des milliers de personnes qui chaque année traversent le désert à cette époque : pèlerins se rendant à La Mecque, commerçants, touristes occidentaux et locaux, réfugiés, contrebandiers…

Les tracés routiers suivent nécessairement les routes empruntées par les Bédouins, qui savent où se trouvent les points d’eau et dont les caravanes relaient les moyens de transport modernes pour acheminer les voyageurs vers leur destination.

Pour assurer le contrôle et la sécurité sur ces routes qui par ailleurs génèrent une véritable activité sociale et commerciale, il est indispensable de savoir de quelle autorité elles dépendent. Là encore, la réalité et les besoins du terrain ont influencé la création d’une frontière et sa matérialisation sur le territoire, et par là même le périmètre des États d’Irak et de Syrie.

Contact(s) :
Institut d’histoire
Université de Neuchâtel
Jordi Tejel
Tél. +41 (0)32 718 16 03
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