Université de Franche-Comté

Lire, le verbe de tous les possibles

Des mots, matériau dont le quotidien fait si facilement oublier le potentiel et la puissance, la littérature tire des merveilles d’émotion, des libertés sans fin, des richesses de sens. Des promesses d’oubli, de savoir, de découverte de soi et du monde…

 

 

Des mots et des langues

Sait-on seulement comment parlait Molière ? Sans doute était-il bilingue, comme la plupart des lettrés et des bourgeois à cette époque : on parlait le français et le patois, et la langue travaillée pour l’écrit du plus célèbre auteur français n’avait sans doute rien à voir avec la façon qu’il avait de s’exprimer au quotidien. Dans notre région, et selon de quel côté de la frontière on vivait, on parlait le franc-comtois ou le patois jurassien, deux appellations pour une même variante de la langue d’oïl, elle-même issue du latin. Ce patois survit par endroits dans la bouche de personnes âgées ou lors de soirées organisées par des associations locales, dont les membres continuent à le pratiquer. Le patois, une langue orale, une langue tout court pour les linguistes, au même titre que le français qui l’a fait passer sous silence. Une langue avec sa morphologie, sa grammaire et son vocabulaire, qui persiste à laisser des bribes d’existence dans des mots versés à l’actif du français, et dont on ignore souvent qu’elle en est l’origine.

Ainsi les très actuels daron / daronne ne sont-ils pas une invention des jeunes en ce début de troisième millénaire, mais des mots d’ancien français devenu argotiques signifiant patron ou maître, et dont on retrouve les premières traces dans des manuscrits datant de 1250 ! Le franc-comtois a produit sa propre littérature, orale elle aussi : des contes reflets de la vie quotidienne, des valeurs, des croyances et des rituels du monde rural, où le patois était d’usage exclusif. Linguiste à l’université de Neuchâtel, Aurélie Reusser-Elzingre a consacré sa récente thèse à l’analyse et à la traduction de ces contes en patois, dont on sait qu’ils sont nés voilà plusieurs siècles, sans toujours plus de précisions. Certains ont été consignés par écrit au Moyen Âge et diffusés, d’autres sont restés à l’état de manuscrits uniques et archivés dans différentes bibliothèques, les plus anciens datant du XIIᵉ siècle. « Ces derniers sont en ancien français, les manuscrits en patois proprement dits datant des XIXᵉ et XXᵉ siècles : on commence à utiliser le terme « patois » depuis le XVIᵉ siècle, même si la langue évolue dans la continuité depuis le galloroman », explique la jeune chercheuse. « Même s’ils ne procèdent pas d’un travail d’écriture, ces contes présentent des motifs littéraires que l’on retrouve partout dans ce genre. »

C’est l’enfant qui se perd dans la forêt et trouve un objet qui lui montre le chemin à suivre, ou la petite fille qui apporte une offrande à la manière du Petit Chaperon rouge. Certaines histoires sont régionalisées, comme Le Petit Poucet version jurassienne. À partir d’un corpus de plus de 800 contes, Aurélie Reusser-Elzingre a traduit une quarantaine d’histoires qu’elle a publiées après sa thèse dans deux ouvrages. « Les textes originaux ont une saveur qu’il est difficile de rendre à la traduction, et certains termes de patois ont volontairement été conservés pour la couleur qu’ils donnent au texte. » Petit clin d’œil de la littérature populaire au savoir académique, la Bouloie, en patois « bois de bouleaux », scène d’un conte ancestral intitulé Le Bois-au-Garou, n’est-elle pas le nom de l’un des campus de l’université à Besançon ?

 

 

 

« Le bon saint lui avait pourtant bien rappelé la règle de l’unité : que sa bonne mère ne l’avait mis au monde qu’une fois, qu’il ne faut qu’une nuit pour procréer, qu’une fois n’est pas coutume, qu’un homme n’a qu’une parole, qu’une « vouivre » n’a qu’une pierre précieuse, que c’est la première personne ou la première bête qu’on voit au lever du jour qui décide de la journée »

 

Le chatelain de Montvoie, manuscrit conservé
à la bibliothèque de la bourgeoisie de Berne
sous le titre original Le tchételain de Montvë

 

 

Rythmique littéraire

La crise sanitaire a pour certains été l’occasion de ralentir la cadence, voire d’affronter l’ennui, à une ère où le productivisme, la consommation, le numérique se sont ligués pour faire de nos journées des marathons. La lecture des œuvres littéraires des débuts des Temps modernes peut aussi nous aider à prendre du recul vis-à-vis de notre rapport aux rythmes de vie. Professeur de littérature fran­çaise à l’université de Neuchâtel, Jean-Pierre van Elslande s’apprête à lancer un projet de recherche consacré à cette question, telle qu’elle est développée dans diverses formes de discours allant du roman au conte, en passant par les traités pédagogiques et les manuels de savoir-vivre. « C’est une notion que nous associons volontiers aux vacances, cependant la suspension du temps peut parfois prendre une tournure angoissante, comme dans La Barbe-bleue, dans lequel l’infortunée épouse attend désespérément l’arrivée de ses frères, inlassablement guettée par sa sœur à la fenêtre d’une tour du château. »

Les bottes de sept lieues font gagner un temps précieux au Petit Poucet, le lièvre et la tortue s’opposent dans une course a priori inégale, le loup se hâte vers un objectif bien défini quand le Petit Chaperon rouge adapte son pas aux plaisirs que lui offre sa promenade, cueille des fleurs et prend le temps de vivre. Autant de rapports au temps et de perceptions de l’existence qui enrichissent notre compréhension des tempos de vie. « Les mots ne sont pas seulement des véhicules d’information, la façon dont ils sont employés par les auteurs en renouvelle le sens. Lorsque Montaigne écrit : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors », ce n’est pas seulement une information. La redondance exprime l’adhésion de l’auteur à une manière d’agir en pleine conscience. » Une notion d’actualité aussi, la pleine conscience…

 

 

L’art pour l’art

L’univers des contes et la littérature savante n’entrent pas en contradiction chez Edmond Rostand. L’un comme l’autre sont une source d’inspiration pour lui qui, malgré ses origines bourgeoises, prête à son Cyrano de Bergerac un esprit ripailleur bien français, et apporte fantaisie et panache à l’une des pièces les plus célèbres du répertoire français. Panache, c’est le mot de la fin de la pièce et c’est aussi celui qui pourrait résumer la philosophie de l’auteur, qui prône l’existence de la littérature pour elle-même, au mépris de tout utilitarisme, qui n’a d’autre ambition que redonner le moral à des spectateurs traumatisés par l’amputation du territoire national après la guerre de 1870, d’autre envie que de puiser hors de la réalité de quoi donner plus de couleurs au monde et à la vie. « Dès sa première représentation en 1897, Cyrano est une déflagration sur la scène théâtrale, un engouement qui doit beaucoup à la jeunesse et à la fringance exceptionnelles du personnage », raconte Bertrand Degott, enseignant-chercheur en littérature à l’université de Franche-Comté / CRIT, spécialiste de la poésie française de la fin du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle.

À la suite de journées d’étude et d’un colloque organisés pour célébrer les dates anniversaires d’Edmond Rostand (1868-1918), Bertrand Degott a assuré la codirection de l’ouvrage Edmond Rostand, poète de théâtre, paru en février dernier. « Comme Corneille, Racine ou Molière au XVIIᵉ siècle, ou encore Victor Hugo dans un passé plus proche, Rostand écrit ses pièces en vers. Pour lui, poésie et théâtre sont intimement liés. » D’approche a priori plus difficile que d’autres formes d’écriture, la versification pouvait constituer un obstacle à la fin du XIXᵉ siècle. Cyrano rencontre pourtant un succès instantané, qui se propagera à travers le monde et au-delà de son époque, au point de susciter un certain mépris académique pour son auteur : autant de popularité ne serait-elle pas le signe d’une piètre qualité de l’œuvre ? Une œuvre pourtant majeure, et qui a éclipsé les autres écrits d’Edmond Rostand, ce qui semble là aussi être une injustice : si la production de l’auteur n’est pas foisonnante, elle montre cependant sa formidable capacité à se renouveler dans des pièces totalement différentes, novatrices et qui gagnent à être connues.

En 1910, Chantecler est la dernière grande pièce de Rostand, qui met en scène des animaux par lesquels il communique sa vision du monde. Le coq Chantecler incarne le poète, qui, si on lui démontrait que ce qu’il fait ne sert à rien, n’aurait pas d’autre choix que de disparaître. Il défend bec et ongles le sens de son action, quitte à adopter une attitude proche du déni. Chantecler est persuadé que c’est son chant qui fait se lever le soleil. Surpris un matin par le jour, Chantecler, niant l’évidence, ne se laisse pas démonter : « C’est que je suis le Coq d’un soleil plus lointain ». Une chute magnifique et une « leçon d’âme » de la part d’Edmond Rostand, qui revendique son choix d’ancrer son œuvre hors de la réalité, à une époque où le réalisme dominait au théâtre et en littérature avec des écrivains tels que Zola ou Strindberg.

 

 

« Énorme, mon nez !
— Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice,
Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice
D’un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! »

Cyrano de Bergerac, acte I, scène IV

 

Plagiat antique

Si le XIXᵉ siècle voit l’œuvre d’Edmond Rostand se nourrir sans complexe de références à des œuvres littéraires passées, l’Antiquité allait plus loin encore en imbriquant les textes des uns dans ceux des autres. Au IV ᵉ siècle ap. J.-C. notamment, les auteurs grecs et latins se servaient de textes datant des époques classiques (V ᵉ – IV ᵉ siècles av. J.-C. pour le grec, Iers siècles av. et ap. J.-C. pour le latin) pour produire de nouveaux écrits. « Cette réappropriation du patrimoine littéraire serait impossible aujourd’hui, on serait taxé de plagiat pour moins que ça ! », raconte Jean-Jacques Aubert, historien et professeur en langues et littératures grecques et latines à l’université de Neuchâtel. Mais ces réécritures successives ont permis à des auteurs de traverser le temps, et aux témoignages d’une vie culturelle séculaire d’arriver jusqu’à nous.

Écritures et réécritures se superposent sur les palimpsestes, ces parchemins minutieusement effacés pour recevoir de nouveaux écrits. Grâce aux progrès techniques du XIXᵉ siècle, il est devenu possible d’en lire les différentes versions. « Les traitements chimiques font apparaître les textes sous-jacents, des découvertes parfois capitales. » Comme les quatre livres des Institutes de Gaius, écrits au IIᵉ siècle ap. J.-C. et mis au jour au début du XIXᵉ siècle à Vérone. Exhumés de leurs palimpsestes par la magie de la chimie, les Institutes sortiront définitivement de l’oubli en devenant le fondement du droit civil moderne. « Le hasard de la préservation des manuscrits a rendu de grands services, mais certains textes sont sans doute perdus à jamais. » Jean-Jacques Aubert fait notamment référence aux Annales de Tacite, témoignage année après année de l’histoire des premiers empereurs romains, au tout début de l’ère chrétienne, et dont on connait l’existence de seize volumes. « Il manque au moins quatre livres, et ces livres correspondent à la fin du règne de Tibère, soit les années qui ont immédiatement précédé la mort du Christ. Les retrouver pourrait faire changer notre vision des débuts du christianisme, dont il faut attendre le IIᵉ siècle pour trouver les premières descriptions dans la littérature païenne. »

 

 

Convictions politiques en quatre actes

Né voilà tout juste un siècle, l’écrivain suisse Friedrich Dürrenmatt était très influencé par l’histoire, la littérature et la mythologie antiques. En 1949, il publie Romulus le Grand, une pièce de théâtre librement et ironiquement inspirée de l’histoire antique. Romulus Augustulus est le dernier des empereurs romains d’Occident, dont les dix mois de règne n’ont laissé d’autre trace dans l’histoire que sa « déposition », qui signe la fin de l’empire romain d’Occident en 476. Dans la pièce de Dürrenmatt, Romulus Augustulus préfère s’occuper de sa basse-cour, dont le nom de chacun des volatiles fait référence à l’empire, plutôt que prendre les mesures qui s’imposent pour faire face à l’invasion germanique. À l’annonce de la prise de Rome, il pousse un soupir de soulagement en constatant que son coq préféré est toujours vivant. « Dürrenmatt réutilise l’Antiquité pour faire comprendre sa propre époque, explique Jean-Jacques Aubert. En 1949, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et après la chute du IIIᵉ Reich, il pointe l’échec, quels que soient les lieux et les siècles, de ces empires qui se veulent mondiaux. »

 

 

 

Enfants d’un autre âge

Revenir aux sources, se replacer dans un contexte historique est le moyen le plus sûr d’appréhender la réalité d’une époque. Les textes littéraires proposent de faire un détour pour mieux prendre conscience de certaines idées reçues, qu’on imagine à tort avoir toujours prévalu. Dans L’ Âge des enfants, Jean-Pierre van Elslande explique comment les personnages d’enfants évoluent dans la littérature, témoignant du regard que l’on porte sur eux au cours de l’histoire. À propos des textes des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, il constate : « Il n’est pas ici question de l’enfance en tant qu’âge de la vie, mais d’enfants, des personnes à part entière qui prennent une part active au monde qui les entoure. »

Les premières années de Gargantua, personnage éponyme du célèbre roman de Rabelais paru en 1534, en sont une démonstration parlante. Confié à des précepteurs qui tour à tour le laissent livré à lui-même puis lui enseignent la discipline du corps et de l’esprit, Gargantua, indépendamment de son éducation, fait l’expérience du monde par lui-même. Il se montre très tôt créatif, fabrique ses jouets, ressent des émotions esthétiques qu’il exprime, et c’est en tant que personnalité propre qu’il apparaît sous la plume de Rabelais. Cet investissement des figures enfantines par la littérature se retrouve également dans les généthliaques, poèmes composés à l’occasion de naissances auxquelles ils associent l’idée de renouveau.

Cette poésie née pendant l’Antiquité, revisitée à la Renaissance, fait ainsi des enfants les porteurs d’un monde nouveau. Gargantua, lui, « incarne un projet de civilisation sur un mode décalé ». L’idée de l’enfance comme âge de la vie, comme monde à part, change radicalement le regard porté sur l’enfant. « Le monde de l’enfance, dont la faiblesse et l’immaturité supposées sont à protéger des faux-semblants sociétaux, vient avec l’Émile de Rousseau en 1762. Maintenus préventivement à l’écart du monde, les enfants gagnent à partir de là d’être considérés comme les représentants d’une nature humaine préservée du vice, mais perdent en moyens d’action », remarque Jean-Pierre van Elslande.

 

 

« Et pour vous permettre de faire connaissance avec moi qui vous parle, je pense être descendant de quelque riche roi ou Prince de jadis, car vous n’avez jamais vu homme plus avide que moi d’être riche et roi, afin de faire grande chère, de ne pas travailler, de ne pas me faire de souci et de bien enrichir mes amis et toutes gens de bien et de science »

Gargantua

 

 

Réalités d’adolescence

L’adolescence, comme l’enfance, correspond de nos jours à un âge de la vie. Une littérature spécifique lui est à ce titre destinée, dans laquelle la nouvelle ne semble avoir que peu de visibilité. Professeur en langue et littératures françaises à l’université de Franche-Comté / ELLIADD, Yvon Houssais est un spécialiste du genre. Il pointe le doigt vers un paradoxe : « Si l’habitude de la lecture tend à décliner chez les jeunes, ceux-ci restent cependant des lecteurs tout au long de leur adolescence. Et le format de la nouvelle paraît bien leur correspondre, eux qui disposent de peu de temps dès lors qu’ils sont au lycée, qui pratiquent le zapping et parfois éprouvent des difficultés de concentration. »

Il est à espérer que les efforts consentis par les éditeurs depuis quelques années pour redorer le blason du genre l’aident à lui faire rencontrer son public. Car les amateurs de nouvelles existent bel et bien, affichant une préférence marquée pour le policier, le fantastique et la science-fiction. Yvon Houssais s’est plongé dans la lecture de bon nombre de ces histoires courtes pour ados, afin d’interroger l’image qu’ils donnent du monde adulte. La nouvelle réaliste, ou miroir, parle de la vie quotidienne des adolescents, de leurs interrogations, de leur rapport au monde. Le chercheur est surpris d’y trouver une vision qui se complaît dans la noirceur, de façon quasi systématique : « Les représentations de la famille sont très caricaturales, avec des parents démissionnaires ou immatures, pris en charge par leurs enfants, des mères prostituées, des pères psychopathes… » Le constat est du même acabit du côté de la nouvelle policière, dans laquelle les jeunes n’ont rien à attendre des adultes, pas plus que de la justice, et où l’humour est quasi absent. Une récurrence de la violence et du désespoir étonnante, dérangeante, et en définitive peu rassurante sur la représentation transmise. Une vision reflet de la société ? Une volonté de capter l’attention du public jeune par des moyens chocs ? Une représentation de l’adolescence erronée, fantasmée par des auteurs dont la propre adolescence est bien loin derrière eux ? « Se questionner à ce sujet est d’autant plus légitime que les textes écrits par les ados eux-mêmes prennent des directions bien différentes, tant dans les sujets traités que dans le style d’écriture. »

Dans le recueil Nouvelles d’ados publié en 2014, la poésie et l’optimisme dominent, même lorsque les histoires sont dramatiques. Ainsi dans La Mélodie du vent, Mélodie s’enfuit du centre où elle est internée pour troubles mentaux graves. « Ses parents sont séparés, la mère, très perturbée depuis la naissance de Mélodie, semble également atteinte de troubles psychiatriques. Pourtant, à la fin, elle retrouve sa fille et l’apaise », résume Yvon Houssais. « Avec beaucoup de pudeur et de retenue, ces jeunes auteurs semblent jeter sur le monde des adultes un regard plus distancié et au total plus compréhensif que leurs aînés. »

 

 

 « Je ne disais rien, partagé entre l’agacement, le mépris, la colère, la compassion. Depuis qu’elle avait quitté mon père, qu’était-elle devenue ? Je n’en savais rien mais j’avais la certitude que je ne voulais pas d’une mère que l’on confonde, de dos, avec les filles de ma classe »

Amour en cage, Jean Molla

 

 

 

Interfaces entre fiction et réalité

Certains espaces bien réels sont des « utopies réalisées », on les appelle des hétérotopies, un terme inventé par le philosophe Michel Foucault en 1966. Ce sont des lieux particuliers à l’intérieur d’une société, en marge du quotidien, et qui obéissent à des règles propres, comme un musée, une bibliothèque, un grenier, un bateau… Des « contre-espaces » ou espaces temps marqués d’une différence, ouverts sur différentes sensibilités au monde. Une cabane dans les arbres est un endroit rêvé pour qu’un enfant laisse libre cours à son imagination et s’invente une vie d’aventurier, des toits d’immeubles sont un point de vue inhabituel pour considérer une ville autrement, un théâtre donne la possibilité de s’immerger dans une histoire qui n’est pas la sienne. Les hétérotopies sont aussi révélatrices d’une époque, certaines naissent et meurent avec elle, c’est le cas par exemple de la caserne militaire ou du voyage de noces.

Les hétérotopies concernent de nombreuses disciplines ou formes d’expression, de la sociologie aux études de genre en passant par le cinéma, les arts plastiques, l’architecture et bien sûr la littérature. Enseignantes-chercheuses à l’Université de Franche-Comté / CRIT, respectivement en littérature comparée et littérature anglaise, Nella Arambasin et Margaret Gillespie s’intéressent à ce concept, pour lequel elles ont organisé en juin dernier un colloque à Besançon, en collaboration avec des collègues de l’université de Split en Croatie. « La littérature, en transformant la réalité par le biais de la fiction, nous rend sensibles à cette réalité en même temps qu’elle nous en donne des éléments de connaissance. Elle a largement recours aux hétérotopies pour nous immerger dans des mondes inconnus sans que nous soyons déconnectés du nôtre. »

La présence des femmes hors de la sphère privée où elles sont cantonnées introduit ainsi de nouvelles perceptions de l’espace public. Dans Le Square, paru en 1955, Marguerite Duras réunit sur un banc une jeune femme mécontente de sa situation de bonne d’enfant et un représentant de commerce ; à partir de l’expérience de vie que la jeune bonne raconte dans ce square, lieu atypique invitant les personnages à la confidence, l’auteure voulait rendre visible la réalité sociale de jeunes provinciales arrivées à Paris dans les années 1950 pour y occuper des emplois de domestiques. La littérature va plus loin encore depuis qu’elle s’est ouverte dans les années 2000 à un genre nouveau, la « non-fiction », dont la dimension documentaire est par exemple représentée en France par les récits-enquêtes de Florence Aubenas. « Les écrivains prennent la tension de la réalité, ils sont des agents activateurs de cette réalité, et il ne faudrait pas voir dans la littérature que pure imagination. Pour reprendre les mots du philosophe Gilles Deleuze, l’imaginaire n’est pas l’irréel, mais se situe à la jonction du réel et du virtuel, du vrai et du faux. »

 

 

Allers-retours entre littérature et science

La littérature, qui donc sait distiller la connaissance, fait naturellement la part belle à la science. Médecine, sciences du vivant, technologies, les références se multiplient aussi bien dans les œuvres classiques que dans les romans d’anticipation. De nombreux écrivains empruntent à la science pour nourrir leurs écrits, certains la traduisant fidèlement, d’autres s’emparant de leur aspect spectaculaire pour la magnifier et apporter du merveilleux à leurs romans. Le XIXᵉ siècle et ses grandes découvertes sont à divers titres de formidables sources d’inspiration pour les auteurs. En 1884, Abott imagine dans Flatland un monde en deux dimensions, pour mieux livrer sa vision de ce que pouvait être la quatrième dimension, une interrogation de l’époque. Paru en 1886, L’Ève future, de Villiers de l’Isle-Adam, met en scène le premier androïde de la littérature, et donne un rôle clé à Thomas Edison dans l’histoire. Les romans les plus célèbres de Jules Verne évoquent les progrès de la science dans des aventures extraordinaires. Plus tard, la littérature mettra en garde contre les dérives, notamment politiques, que peut engendrer la science, comme le célèbre 1984 de George Orwell, paru en 1949.

« S’ils sont parfois qualifiés de visionnaires, ces auteurs extrapolent en réalité à partir des connaissances scientifiques de leur époque », souligne Laurence Dahan-Gaida, enseignante-chercheuse en littérature comparée à l’université de Franche-Comté, directrice du CRIT. Une expérience de pensée que pratiquent les écrivains comme les scientifiques pour s’aventurer sur le terrain de l’hypothèse, et qui n’est pas le seul point commun de leurs démarches respectives. La pensée par images est un moyen pour les scientifiques de faire avancer leurs déductions ; Einstein, qui se décrivait lui-même comme un penseur visuel, serait venu à bout de sa théorie de la relativité grâce à des images mentales. On retrouve cette construction de la pensée en littérature, notamment dans des figures de style telles que les métaphores. Diagrammes, croquis, dessins aident sur le papier à structurer le raisonnement et la réflexion, on les trouve aussi bien dans les cahiers d’écrivains que dans les pages de notes des mathématiciens. « Le processus d’invention rapproche le scientifique et le littéraire, avec des outils intellectuels communs mettant en œuvre leur intuition et leur imagination. »

Être écrivain n’empêche d’ailleurs pas d’être scientifique, c’est le cas de nombre d’entre eux, qui donnent un prolongement aux questionnements de leur époque dans leurs productions romanesques. L’écrivain et ingénieur autrichien Robert Musil transpose ainsi les paradigmes de la thermodynamique à l’histoire développée dans son œuvre majeure, L’Homme sans qualités, publiée en plusieurs tomes dans les années 1930. Un siècle après Goethe, Paul Valéry interroge la morphologie des plantes : la naissance de la forme dans la nature se transpose au langage et sert de modèle à la construction de la poésie. Source d’inspiration sans limites, le savoir apporte non seulement du contenu aux œuvres, mais aide aussi la construction des œuvres littéraires. « Les sciences font partie de notre environnement, elles structurent notre quotidien, influencent notre vision du monde, il n’est pas étonnant que la littérature s’en empare », sourit Laurence Dahan-Gaida. Le processus d’invention, lui, montre combien deux domaines, que souvent on oppose, peuvent en réalité avoir de points communs. « À commencer par un même goût de la surprise, de la découverte, une même quête du sens qui induit le désir d’aller au-delà de ce qui est déjà acquis, de toujours se positionner dans une tension vers le futur, vers l’idée incertaine de ce qui n’est pas encore. »

 

 

« Il serait important de démêler pourquoi, quand on parle d’un nez rouge, on se contente de l’affirmation fort imprécise qu’il est rouge, alors qu’il serait possible de le préciser au millième de millimètre près par le moyen des longueurs d’onde ; et pourquoi, au contraire, à propos de cette entité autrement plus complexe qu’est la ville où l’on séjourne, on veut toujours savoir exactement de quelle ville particulière il s’agit »

L’Homme sans qualités, Robert Musil

 

 

La forme, indissociable du fond

L’analyse, la recherche patiente, l’enthousiasme de la découverte sont aussi des traits qu’on peut prêter à la littérature comme à la science. Enseignant-chercheur en allemand à l’université de Franche-Comté / CRIT, Philippe Payen de la Garanderie s’intéresse à la traduction de la littérature par la musique. « Il est d’abord nécessaire de se défaire de l’idée que la musique ne viendrait qu’en illustration d’un texte. Le langage musical est une recomposition d’un autre langage, c’est une création nouvelle, à part entière, même s’il dit la même chose. » Si le poème de Goethe Le Roi des aulnes décrit parfaitement l’angoisse d’un jeune garçon, sa version pour piano, signée par Schubert, le fait tout aussi bien. Musique sacrée, opéra, chanson, il faut entendre par musique tous les genres qu’elle met en œuvre, et aussi accorder toute son importance à la voix. La voix qui sait prendre des accents de poésie, et servir ainsi le propos littéraire. « Il est bon de se rappeler que Flaubert produisait Madame Bovary à voix haute dans son jardin… » Philippe Payen de la Garanderie invite ses étudiants à dépasser leur premier ressenti à l’écoute d’une œuvre musicale pour aller vers la réflexion, vers l’analyse, un exercice exigeant, mais qui procure une satisfaction à la mesure de l’effort produit. « L’analyse n’est pas quelque chose de froid. Faire un bon commentaire, c’est entrer en résonance avec l’auteur, tendre à ce que Baudelaire appelait « l’émotion analytique ». Pour réussir dans cette entreprise, il convient de ne pas étudier séparément le fond et la forme, celle-ci produisant du sens par elle-même.

Une conception partagée par Jean-Pierre van Elslande, pour qui « l’étude de la forme, de la stylistique, n’a d’intérêt que si elle interroge sur les effets qu’elle procure sur le sens, et sur l’émotion véhiculée. » La règle des unités de temps, de lieu et d’action, qui préside à la construction du théâtre classique, et qu’on enseigne à l’école, est ainsi à considérer moins de façon descriptive que sous l’angle de la puissance qu’elle permet de générer. « Concentrer tout le propos dans un tel cadre aide à capter l’attention, à donner toute son intensité à l’histoire, à procurer une émotion d’une force rare. » Pour Philippe Payen de la Garanderie, « la description des œuvres de littérature dans l’enseignement scolaire, s’attardant parfois sur le décryptage de micromécanismes de narration ou de figures de style, risque de faire passer à côté de l’essentiel d’un texte, de son sens et de sa beauté. Il ne faut pas oublier de montrer que la littérature, avec ses détours par la fiction et par l’esthétique, est un moyen mis à notre disposition pour s’ouvrir au monde et le comprendre. » Et avoir en tête cette phrase de l’écrivain portugais Fernando Pessoa : « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas. »

 

 

Dernières parutions…
Reusser-Elzingre A., Vouivres, sorcières, grimoires et loups-garous, Éd. Alphil, 2020
Reusser-Elzingre A., Contes et légendes du Jura. Transmission d’un patrimoine linguistique et culturel, Éd. Alphil, à paraître
Van Elslande J.-P., L’âge des enfants (XVIe-XVIIe siècles), Éd. Droz, 2019
Degott B., Goetz O., Laplace-Claverie H. (dir.) Edmond Rostand, poète de théâtre, PUFC, 2020
Bouygues E., Houssais Y. (dir.), Formes brèves en littérature de jeunesse, PUFC, 2020
Bouche P, Doulière S., Gillespie M. (dir.), La place des Femmes dans l’espace public (1800-1939).  Grande-Bretagne, Irlande, Empire, PUFC, à paraître
Dahan-Gaida L. (dir), Eurêka ! Récits savants d’invention, Éd. Hermann, 2021

 

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