Trente ans de conférences, de débats et de rencontres, représentant pas moins de 2500 soirées…, le corpus audiovisuel du Club 44 de Neuchâtel est une incroyable mine d’informations. Des milliers d’heures d’enregistrements recelant la parole des uns et des autres, les discussions, les opinions, les différends, les idées, les volontés… Autour de la table, des politiques, des syndicalistes, des chercheurs, des techniciens, des citoyens. Tous, à leur manière et à divers titres, ont abordé la question transfrontalière lors de prises de parole. Chercheur au laboratoire ThéMA, spécialiste de cette problématique, Alexandre Moine a eu l’idée de s’emparer de ces tranches de vie pour en dégager les représentations de l’Arc jurassien franco-suisse. « La connaissance du territoire transfrontalier est bien maîtrisée dans ses dimensions physique, géographique, historique et économique. Mais savoir comment on parle de l’Arc jurassien et comment on se le représente est beaucoup plus nébuleux. » Cette perception est cependant essentielle pour jeter les bases du « vivre ensemble » cher au géographe et d’une importance primordiale pour une région de double tutelle, aux intérêts si intimement liés de part et d’autre de la frontière.
La mémoire sommeillant dans les archives du Club 44 était une manne providentielle pour mener une recherche à caractère forcément transdisciplinaire, mêlant des compétences en géographie, sociologie, histoire et sciences du langage. Aux linguistes du laboratoire ELLIADD de l’université de Franche-Comté de s’attaquer aux enregistrements du Club 44. Vingt-cinq rencontres consacrées à la thématique de l’Arc jurassien constituent le corpus de base. Pour l’instant, onze supports audiovisuels ont été décryptés, indiquent les premières tendances et constituent un banc d’essai pour affiner la recherche. Ils correspondent à des débats d’ordre économique, politique, environnemental ou de société, qui se sont tenus entre 1987 et 2012. « Chacun de ces supports comporte jusqu’à 3h30 de discussions, dont nous assurons la traduction en texte brut en nous aidant d’outils de transcription automatique », explique la linguiste Marion Bendinelli. Reste ensuite à opérer une remise en forme des textes, une tâche dont s’est scrupuleusement acquittée Annabel Richeton, étudiante en 1ère année de master Sciences du langage, parcours Analyse du discours, et qui fait l’objet d’un stage qu’elle a réalisé au sein du laboratoire ThéMA. « Une heure de fichier son demande environ huit heures de traitement, sur lesquels l’application en fait gagner à peu près deux. Certains supports ne sont cependant pas reconnus, ou font l’objet de refus car ils comportent un fond musical : on se heurte ici aux problèmes de droits d’auteur. »
L’analyse est notamment conduite au moyen du logiciel TXM développé par l’équipe autour de Serge Heiden (ENS Lyon), en collaboration avec ELLIADD. Elle s’élabore à partir de mots-clés choisis par les spécialistes du territoire pour leur pertinence. « L’analyse peut aussi être guidée par les mots ou les associations lexicales les plus fréquemment rencontrés. En d’autres termes, on se laisse guider soit par nos hypothèses, soit par les données que le logiciel permet de faire émerger du corpus d’étude », précise Marion Bendinelli. Fréquence de ces noms, adjectifs et verbes, occurrences, fenêtres de mots, distances de l’un à l’autre sont autant d’indications pour saisir la teneur du discours et en donner des clés d’interprétation. Pas de révélation fracassante dans les tendances ébauchées, mais une confirmation de ce qu’on peut attendre de débats sur la question de l’Arc jurassien. « On constate que les termes négatifs comme conflit ou séparation, qui reviennent autour de celui de frontière, sont contrebalancés par ceux de coopération et d’Europe, celle-ci constituant une forme de référence. L’Europe apparaît en effet comme un modèle d’intégration que l’on souhaite voir s’appliquer à l’Arc jurassien. »
À noter que si le canton revient très souvent dans le discours des orateurs suisses, la notion d’État est totalement absente de celui des Français. « On sait que lorsqu’on parle de projet transfrontalier, l’État n’est que peu concerné. Il est cependant étonnant de remarquer que ce fait est tellement bien acté qu’on n’en parle pas du tout, même pour déplorer cette absence », souligne Alexandre Moine.
Les premières directions prises par les analyses textométriques et les interprétations des spécialistes du territoire seront affinées par le décryptage de la seconde partie du corpus. Il sera alors possible de tirer des conclusions qui serviront de base à de nouvelles réflexions.
Les chercheurs (économistes, historiens, sociologues, géographes) portent un discours différent des quatre autres participants (institutionnels, entrepreneurs, citoyens et politiciens).
Citoyens et politiciens ont en partage la thématique des transports, des institutions et décideurs politiques.
Les institutionnels se préoccupent de questions économiques, éducatives ou en lien avec la mobilité.
Les entrepreneurs font preuve d’un discours médian, synthèse des différentes thématiques abordées.