En Suisse comme ailleurs, l’histoire économique ne retient souvent que le rôle joué par les grandes villes dans le développement de la société de consommation. C’est oublier que dans les villages et les petites villes de campagne, les détaillants ont pris une part non seulement active, mais aussi innovante dans cette évolution. C’est cette réalité méconnue que l’ouvrage La conquête des clients se propose d’explorer sous la plume de Joël Jornod, qui en a fait le sujet de sa thèse en histoire contemporaine à l’Université de Neuchâtel, en cotutelle avec l’université Toulouse - Jean Jaurès.
L’aventure de la boutique de textile Gonset, née en 1870 dans la petite ville d’Yverdon-les-Bains, est emblématique et nourrie de nombreuses archives : elle sert de fil d’Ariane à l’auteur pour raconter l’émergence de la consommation de masse dans toute la Suisse occidentale. Car contrairement à une idée injustement répandue, les détaillants ont pris leur destin en main et avec lui celui du développement de l’activité commerciale sur leur territoire. Ils ne se sont pas limités à copier les recettes des grandes enseignes urbaines comme on l’a longtemps cru. En développant leurs propres stratégies, d’une part pour mettre en place des réseaux de distribution, d’autre part pour attirer la clientèle et la fidéliser, ils ont remporté un vrai défi compte tenu des caractéristiques très hétérogènes de la population. L’écoute de la clientèle n’est pas la moindre qualité de la politique menée, sur fond d’histoire psychologique, sociale, culturelle et symbolique autant qu’économique.
En un siècle, la distribution connaît des transformations successives majeures. Après les coopératives de producteurs, de détaillants puis de consommateurs des années 1850 apparaissent les magasins à prix unique dans les années 1930, puis la vente par correspondance, le libre-service et enfin les supermarchés dans les années 1960. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, le métier de détaillant prend une nouvelle envergure. Avec le développement des moyens de transports et de communication, les chaînes de magasins font leur apparition. Gonset ouvre près de 20 succursales, pour la grande majorité dans des petites villes de moins de 6 000 habitants. L’enseigne adopte également d’autres formes de distribution pour écouler ses produits, comme la vente sur catalogue et le démarchage à domicile. Au cours du XXe siècle, des stratégies toujours plus fines se développent pour capter la clientèle, de la décoration des façades à l’agencement des intérieurs, de la qualification des vendeuses à la créativité des catalogues de produits.
L’histoire des magasins Gonset prend un tournant radical dans les années 1960. Victime de la concurrence des mastodontes de la distribution contre lesquels elle n’est pas de taille à lutter, d’une stratégie de développement intuitive qui n’a pas su apprendre des enseignements du marketing pour continuer à séduire, l’entreprise tente de se diversifier avant de cesser toute activité de commerce de détail. Gonset est une enseigne toujours présente en Suisse, l’entreprise s’est reconvertie dans l’immobilier.