Les plantes ont rendu le monde vivable : cette allégation prononcée comme une évidence par le philosophe italien Emanuele Coccia suffit à redonner toute sa place au règne végétal dans la conception de l’univers. Au-delà de la crainte qu’inspire la crise environnementale, le besoin actuel de renouer avec la nature renvoie à des questionnements fondamentaux. « Les plantes, objet perdu dans l’histoire des sciences, est de nouveau au centre de la réflexion philosophique », explique Sarah Carvallo, responsable de l’axe Humanités environnementales dédié à ces questions au sein du laboratoire de philosophie de l’université de Franche-Comté. Aux côtés de la philosophie, la sociologie, l’ethnologie, le droit et la botanique s’intéressent aussi aux plantes pour appréhender le monde différemment, pour savoir comment nous devons les considérer et vivre avec elles. C’est grâce aux plantes qui ont habité la Terre bien avant nous qu’a eu lieu la « grande catastrophe de l’oxygène », responsable de la transformation d’une couche de l’atmosphère en une enveloppe riche de cet élément chimique, permettant le développement des êtres dits supérieurs. Le philosophe note le paradoxe de la situation : la vie humaine se nourrit d’une substance, l’oxygène, qui n’est rien d’autre qu’un déchet pour une plante…
Depuis quelques années, les scientifiques interrogent les processus de communication, de reproduction, de régénération des plantes. La cognition végétale est une idée qui fait son chemin, portée par la botaniste australienne Monica Gagliano, dont les livres sont des succès de librairie dans le monde entier. Considérer à nouveau les plantes bouscule une vision bien ancrée de l’humanisme moderne, séparant de manière forte la nature et la société. L’enseignement des sciences obéit à une scission du même type : d’un côté les sciences naturelles, de l’autre les sciences humaines, alors que l’homme est pourtant bien un animal.
Cependant, si l’intérêt pour les plantes revient en force ces dernières années, il ne faut pas oublier que certaines sociétés, ou certaines personnes à l’intérieur d’une société, vivent depuis longtemps en lien avec leur environnement végétal et avec la conscience d’appartenir à un ordre naturel bien plus vaste que le monde réduit à une vision anthropocentrée. Celles-là n’ont pas attendu la crise environnementale actuelle pour choisir de vivre en harmonie avec la nature. Les peuples huaorani en Équateur et makushi en Guyane, dépositaires de cette conception, sont étudiés par l’anthropologue Laura Rival, de l’université d’Oxford, qui vient de donner une conférence à leur sujet à Besançon.
La considération pour les plantes et le sens accordé à leur existence dans l’ordre de l’univers trouve ses origines dès l’Antiquité, avec des idées véhiculées de façon plus ou moins pérenne au fil des siècles. C’est cette longue histoire que les philosophes bisontins se proposent de partager avec l’ensemble de la communauté scientifique, afin de nourrir la réflexion contemporaine d’un recul séculaire. Directeur du laboratoire Logiques de l’agir, Arnaud Macé est spécialiste de philosophie grecque ancienne. « L’Antiquité est une période clé car à cette époque sont nées des manières décisives de penser avec les plantes, pour l’étude du cosmos comme dans le domaine de la médecine. » Dans la cosmologie ancienne, les Grecs se servent des plantes, sources d’analogies et d’interprétation, pour unifier leur vision de l’univers. Au VIe siècle avant J.-C., Xénophane, physicien et penseur de la nature, imagine que des racines infinies ont le pouvoir de stabiliser la Terre.
Un siècle plus tard, Empédocle voit les quatre éléments, l’eau, l’air, la terre, le feu, comme autant de racines qui se rassemblent et produisent tous les êtres en se ramifiant. Les observations littérales servent également à nourrir la science. Ainsi, dès Homère, les plantes montrent « comment certaines choses prennent forme ». Le caillage du lait avec du suc de figuier est un modèle descriptif du processus de coagulation, du passage de l’état liquide à l’état solide à l’œuvre chez tous les vivants, minéraux, végétaux et animaux. « Plantes et médecine sont étroitement liées, notamment l’embryologie, pour laquelle les Grecs écrivent le premier traité de l’histoire de cette discipline, et qui devient parallèlement… un traité de botanique. » Se pose la question de savoir si l’embryon, aux premiers jours de vie, ne serait pas une plante. Au XVIIe siècle, William Harvey fait encore écho aux conceptions antiques, alors même qu’il découvre la circulation sanguine qui révolutionne la médecine. Il considère lui aussi l’embryon comme un végétal, jusqu’à ce que soit attestée la présence de sang : c’est après les quatre premiers jours que l’embryon passe au stade animal. « Harvey conçoit la sève, le sang et le cycle de l’eau à l’échelle du cosmos de façon analogique », raconte Sarah Carvallo.
Les idées et les façons de penser de l’Antiquité cheminent jusqu’au Moyen Âge et à la Renaissance, une histoire ponctuée de points de rupture liés à des inventions techniques telles que le microscope. Une pluralité de théories de la vie cohabitent au XIIe siècle. D’un côté, des conceptions mécanistes amènent à critiquer l’idée d’une âme végétative et cherchent à réduire le phénomène de la vie à du mouvement. Ainsi Descartes ne reconnaît pas de vie aux plantes, au motif qu’elles sont dénuées de chaleur. De l’autre côté, certaines recherches s’intéressent à la classification des êtres et voient de la vie partout, à des degrés de perfection différents. « Les minerais, avec leurs filons comparés aux racines des plantes, sont considérés comme vivants à cette époque. » Dans un autre registre encore, la découverte de l’Amérique amène à celle de racines et de plantes inconnues. L’idée fait son chemin de développer de nouveaux médicaments à partir de ces végétaux, dont on espère que les vertus pharmaceutiques pourront endiguer des fléaux comme la syphilis.
Ces idées, pensées, croyances et recherches foisonnantes sont à l’étude dans le projet PHUTAM¹. Elles sont à l’origine de l’animation de réseaux de recherches, de l’organisation de conférences et de colloques internationaux, dont le dernier, Analogie et modèles végétaux en médecine, s’est tenu à Besançon en octobre 2019. Elles devraient mener à la création d’un master Humanités médicales à l’UFC : son originalité tiendra à son lien avec l’environnement.
¹ Projet financé par le programme Chrysalide UFC 2019, une collaboration entre les laboratoires Logiques de l’agir et Chrono-environnement, associant également des chercheurs de l’université de Chicago et du Centre Jean Pépin (Paris).