Université de Franche-Comté

L’économie, un domaine de représentations ? Thèse…

Patron ou manager, accorde-t-on réellement le même sens à ces synonymes ? Si l’on admet que le premier dirige une usine et le second une société, notre perception de leurs entreprises est-elle la même ? En mots comme en chiffres, les discours de l’entreprise et sur l’entreprise ont considérablement évolué au cours du XXe siècle. Ils sont révélateurs de l’image et de l’importance accordées au monde économique à une période donnée. Une preuve que l’économie n’est pas une science aussi carrée que l’on pourrait croire…

 

 

C’est à l’aube des années 1970 que s’opère le grand changement. Si l’entreprise ne connaît pas de transformations notables à cette époque, le vocabulaire qui lui est associé s’enrichit de mots nouveaux et en laisse tomber d’autres en désuétude. Ainsi, l’usine cède-t-elle le pas à l’entreprise. Le patron de l’entre-deux-guerres, souvent taxé de capitalisme féodal, se mue en un chef d’entreprise ou un entrepreneur, des termes nettement plus positifs. Dans l’inconscient collectif, l’entreprise devient moteur de progrès et de croissance, son importance et son rôle dans la société commencent à être reconnus. Les employés, à l’instar de leurs dirigeants, n’échappent pas à l’évolution des mentalités. Dans les années 1930, l’ouvrier, fier de son travail, portait son statut social avec dignité. Aujourd’hui, qui revendique cette qualification ? De connotation péjorative, souvent associée à bas salaire, elle disparaît au profit du terme de classe moyenne, suffisamment vague pour intégrer le plus grand nombre sans étiquette précise.

 

 

Fluctuation des discours

Au fil de l’histoire, il est aussi intéressant de noter que les salariés, d’abord inscrits dans les postes d’investissement d’une entreprise, se greffent par la suite dans ses charges… Si le travail reste le même, sa signification prend un tout autre sens. Toujours dans les années 1930, la CGT associe dans ses revendications les salariés pauvres et les actionnaires contre le patronat. Un discours diamétralement opposé à celui que l’organisation syndicale tient à propos des rémunérations des actionnaires aujourd’hui ! Autant d’éléments pour démontrer, sur une période très courte, à l’échelle d’une ou deux générations seulement, combien les acteurs économiques tiennent des rôles différents, et comme la conception de ce secteur est révélatrice d’un état d’esprit collectif. « L’économie correspond à une représentation du monde, elle obéit à des modes, et la perception que nous en avons transparaît dans notre discours » explique Catherine Vuillermot, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté, à l’origine de cette analyse.

 

Côté chiffres, tout bascule également dans les années 1960 – 1970. Auparavant, le secret des affaires règne sur la planète économie. L’entreprise ne publie aucun bilan, n’affiche pas plus ses résultats que les salaires de ses patrons. À partir des années 1970, elle communique ses données, et de valeurs boursières en projections comptables, en passant par l’estimation des parachutes dorés de ses cadres, qui actuellement parlerait d’une affaire sans chiffres à l’appui ?

 

 

Des multinationales qui s’ignorent…

C’est d’ailleurs une habitude plutôt récente que d’informer le grand public sur l’entreprise. Après l’avoir superbement ignorée, la presse généraliste lui consent une place dans ses colonnes à partir des années 1960. Jusque-là, rien ne filtre dans la presse quotidienne française sur le monde économique, ni même sur la Bourse, déjà très active, et alors que de grandes entreprises sont implantées aux quatre coins du monde. Pas un mot sur SCHNEIDER, fabricant de locomotives puis de canons, née en Bourgogne, implantée en Russie avant même la Révolution de 1917, et de l’Europe jusqu’en Amérique latine. Peu de lignes sur la venue à la maison mère du CREUSOT des principales têtes couronnées d’Europe pour la signature des marchés avec l’entreprise bourguignonne. Il faut attendre une visite du Général de Gaulle, alors Président de la République, pour que SCHNEIDER soit abondamment citée dans un titre grand public français. SAINT-GOBAIN n’est pas mieux lotie. Elle est pourtant établie dans l’Allemagne et l’Italie d’avant 1870, qui n’ont pas encore l’existence propre d’un État à part entière. Dès cette époque, ses produits verriers sont vendus à travers le monde : c’est une véritable multinationale, mais ce terme est encore inconnu.

 

 

La bourse à Paris d'après François-Auguste Biard (1799 (?) - 1882) - photogravure de Goupil & Cie 

 

La Bourse à Paris d'après François-Auguste Biard (1799 (?) – 1882)

Photogravure de Goupil & Cie 

 

 

De l’économie à la finance : un vocabulaire en évolution

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le monde de l’entreprise assoit sa place dans la presse nationale et l’on n’envisagerait plus la lecture du Monde sans ses pages économie. Une conséquence de la politique des champions menée à partir de 1965 en France. L’État encourage désormais la concentration des entreprises afin de multiplier les groupes à dimension européenne ou mondiale. Les productions changent, les rapprochements s’opèrent puis se défont, l’entreprise devient instable. Les salariés perdent leurs repères, c’est la mutation du capitalisme familial, un système dans lequel l’importance de la transmission du bien le dispute à celle des résultats. L’entreprise passée de la main des pères à celle des fils est vendue à une nouvelle trempe de dirigeants, à qui seule l’obsession du bénéfice permet de garantir leur emploi. Dans une société de consommation où tout s’accélère, l’entreprise agit vite, change rapidement et devient même un modèle du genre, jusqu’à faire figure d’institution, comme ont pu l’être par le passé l’Église ou l’école. Actuellement, la finance supplante l’économie : la quête du bénéfice n’est plus une condition suffisante de réussite, il faut donner de la valeur aux produits et aux marques pour affermir leur position sur les places boursières. Dans la presse, les données financières volent la vedette aux informations intrinsèquement liées au fonctionnement de l’entreprise. Actionnariat, fusions, holdings, cotations boursières sont récurrents dans des articles désormais dénués de renseignements sur la nature de la production, l’identité des dirigeants, voire la situation géographique d’un établissement. Ce n’est peut-être pas un hasard si le terme de culture d’entreprise apparaît dans les années 1970, comme pour rassurer, recréer des racines, au moment même où cette notion perd tout son sens…

 

 

Contact : Catherine Vuillermot

Laboratoire des Sciences historiques

Université de Franche-Comté

Tél. (0033/0) 3 81 53 85 76

 

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