Université de Franche-Comté

La stature d'une population étudiée sous un aspect historique : un indicateur pour mesurer les conditions de vie


En matière d'histoire, toute la difficulté réside dans la collecte et l'analyse de données qui permettent d'arriver à une reconstitution fiable de ce qu'a pu être la réalité de l'époque étudiée. Les révolutions industrielles qui se sont succédées à partir du XVIIIe siècle ont-elles amélioré significativement la qualité de vie de la population ? Quels ont été leurs impacts sur les territoires ?
Traditionnellement, le niveau de vie d'une population est mesuré par des indicateurs économétriques (produit intérieur brut par habitant, revenus par habitant, salaires, consommation alimentaire…). Ces indicateurs ne sont pas forcément opérationnels pour mesurer les conditions ou la qualité de vie réelle de la population.
• L'anthropométrie, et notamment l'étude de la stature moyenne des individus, se révèle particulièrement pertinente parce qu'elle permet de dégager des indices à la fois écologiques et synthétiques. L'axiome de départ est que la taille moyenne d'une population est bien davantage influencée par son environnement extérieur (quantité et type d'alimentation, conditions d'hygiène…) que par des facteurs génétiques, les moments charnières pour un individu étant la période 0 – 3 ans et l'adolescence. En analysant les tailles moyennes, en les corrélant au milieu social, au type d'alimentation, à la structure des territoires, on obtient ainsi une indication de la qualité de vie des gens. Autre avantage : la taille est une donnée relativement facilement accessible puisqu'à partir de 1798, elle est inscrite dans les dossiers des conscrits, tous incorporés à 20 ans. Ces données comportent néanmoins quelques biais qu'il faut prendre en compte : les femmes y sont exclues et une partie de la population masculine n'y est pas représentée puisque l'armée impose une taille minimum d'incorporation (fluctuante au cours du temps).
• Cet indicateur a l'avantage d'être synthétique. Pour l'interpréter, il est nécessaire de prendre en compte les apports en énergie d'une population (type de nourriture…), mais aussi les dépenses. Celles-ci peuvent être approchées par deux paramètres : le travail des enfants (que ce soit aux champs ou à l'usine) et les conditions d'hygiène*.
• Le laboratoire RECITS de l'UTBM a ainsi mené une étude anthropométrique en France de 1798 à 1940, en ayant pour objectif d'affiner les conclusions communément admises sur les impacts des révolutions industrielles qui entretiennent la vision d'une industrialisation douce.

Quatre régions françaises, choisies pour leurs histoires différentes, ont été analysées : l'Alsace rurale, la ville de Mulhouse, proche d'une industrialisation  à l'anglaise Ÿ, la Brie, caractérisée par une emprise des grands propriétaires terriens, et le Limousin, région particulièrement pauvre et terre d'exode. 290 000 dossiers individuels ont été passés au crible statistique.
• Dans la plupart des pays européens en voie d'industrialisation, la stature des habitants des villes a considérablement diminué. L'organisation des réseaux de transport au XIXe siècle (et notamment du train) n'a pas accompagné la croissance démographique des villes : la production agricole peine à arriver au c¶ur des agglomérations. De plus, les travailleurs se retrouvent à produire des biens manufacturés de moins en moins chers, alors qu'ils doivent acheter des biens agricoles de plus en plus chers. En France, nous aurions vécu ce phénomène plus doucement. Au regard des quatre zones étudiées, cette hypothèse est à moduler. À Mulhouse, tous les signes d'une industrialisation  à l'anglaise Ÿ sont présents, mais plus atténués. Si en 1800 les Mulhousiens étaient beaucoup plus grands que la moyenne nationale, en 1850 ils sont beaucoup plus petits. La Brie, quant à elle, caractérisée par une agriculture céréalière, connaît un âge d'or jusqu'en 1870 avec un taux de croissance proche de celui des Trente Glorieuses. La Grande Dépression est vécue de plein fouet, avec un déclin dû à une crise céréalière jusqu'en 1900. A contrario, dans le Limousin, si les habitants mesuraient en moyenne 10 cm de moins que les Briards en 1850, ils connaissent une croissance à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Cette croissance peut d'ailleurs être corrélée à une augmentation du poids des b¶ufs élevés dans la région. On doit y voir là le signe d'une amélioration du panier alimentaire (seigle, par exemple).
• L'histoire anthropométrique — discipline peu exploitée en France — parce qu'elle traite d'informations  biologiques Ÿ, permet d'atteindre une certaine réalité de la vie d'une population, sous réserve qu'elle prenne en compte les nombreux paramètres impliqués (type d'alimentation, réseaux urbains…). Le laboratoire RECITS continue de collecter les données dans les archives des départements français — grâce à des travaux d'étudiants — pour dessiner une radiographie fine de l'état de la France durant toute cette période.

* Les villes se sont étendues de façon anarchique, sans que l'approvisionnement, le tout-à-l'égout ou l'eau potable soient opérationnels, ce qui engendre des maladies infantiles. L'énergie dépensée pour la défense de l'organisme n'est alors plus disponible pour sa croissance.

 

Laurent Heyberger
Laboratoire RECITS
Université de technologie de Belfort – Montbéliard
Tél. 03 84 58 38 19
laurent.heyberger@utbm.fr

 

 

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