Université de Franche-Comté

L’ art sous l’Occupation, un éclat suspect ?

La vie artistique française sous l’Occupation est foisonnante, inventive, éclatante. Souvent abordée par la critique contemporaine sous l’angle de la compromission avec le régime de Vichy, cette réalité présente d’autres facettes, que seul révèle un effort de mise en contexte.

Photographie des Suppliantes publiée dans Les Renaud-Barrault, Bonal G., Le Seuil, 2000

Les crises et les guerres obligent à d’autres façons de vivre, à d’autres quotidiens, elles interrogent le sens des priorités collectives et individuelles. Futile, indispensable, indécent, vital… l’art, au même titre que d’autres préoccupations humaines, fait l’objet de considérations contradictoires, exacerbées par des contextes dramatiques et hors normes.

Pendant l’Occupation allemande, lors de la Seconde Guerre mondiale, la vie artistique connaît une période brillante en France, une réalité aujourd’hui sujette à controverse. Si la critique de l’époque se teinte rarement de commentaires d’ordre politique, la postérité prête souvent un sens contextuel implicite aux événements artistiques, au prix d’interprétations hasardeuses sur les œuvres produites alors, et sur leurs promoteurs.

Professeur en littérature française du XXe siècle, Pascal Lécroart est amené à s’intéresser à cette période par le biais de son travail sur l’écrivain Paul Claudel et le compositeur Arthur Honneger, figures importantes de la scène artistique sous l’Occupation, et dont il est un spécialiste. Se gardant de tout jugement définitif, le chercheur tente de replacer les situations dans leur contexte pour mieux les comprendre. Ni avocat de la défense, ni témoin à charge, le scientifique entend éclairer les débats d’une tonalité plus juste.

« Le théâtre, la musique, le cinéma, la littérature et avec eux les acteurs principaux de la scène artistique ont connu une période faste sous l’Occupation, ce qui ne manque pas de provoquer la suspicion. » Opportunisme, compromission, revirements de pensée, accointances avec le régime de Vichy ou l’occupant…, s’ils ne sont pas nécessairement dépourvus de vérité, les jugements négatifs à l’emporte-pièce ne laissent pas de place à la mesure. « Il est pourtant nécessaire de dépasser le clivage résistance / collaboration, et la « zone grise » souvent évoquée aujourd’hui entre les deux est plutôt multicolore… », estime Pascal Lécroart.

Âge d’or du cinéma et du théâtre français

Si le cinéma français par exemple a connu un âge d’or dans les années 1940, c’est en premier lieu parce que les films américains étaient interdits à la diffusion en France. Avec l’avènement du cinéma parlant dans les années 1930, Hollywood tenait la dragée haute aux autres productions. Avec l’Occupation, les réalisateurs français ont bénéficié à la fois du retrait forcé de la concurrence américaine et de la volonté allemande de distraire superficiellement les Français. Certaines productions figurent toujours au panthéon, comme Les Visiteurs du soir (1942) et Les Enfants du paradis (1945), tous deux de Marcel Carné et Jacques Prévert, ou encore Le Corbeau de Clouzot, sorti en 1943, qui, très sombre et traitant du thème de la délation, n’était pas mieux considéré par la Résistance que par le gouvernement de Vichy. Au théâtre, l’Antigone de Jean Anouilh (1944) tire une force certaine du contexte ; en opposant la rébellion d’Antigone à la fermeté de Créon, la pièce est hautement symbolique, mais elle n’emporte pas pour autant l’adhésion de la Résistance.

Coemedia, 5 juillet 1941 – Source Gallica, BNF

La pièce Les Mouches de Sartre est jouée en 1943, tout comme Le Soulier de satin de Claudel. Longue de 5 heures, cette représentation d’une ampleur inédite, donnée à la Comédie française et mise en scène par Jean-Louis Barrault, serait ambiguë pour certains. « La postérité retient surtout de ce spectacle qu’il a été donné sur une scène publique financée par un régime sous domination allemande, et avec la présence d’Allemands dans la salle. C’est faire l’impasse sur les témoignages de l’époque, qui disent la fierté des Parisiens devant la prouesse de la réalisation, et leur impatience à assister à un tel événement. »

Car malgré le contexte sombre et tragique, Paris la rayonnante continue à briller sous les feux de la rampe, et une partie de la population française trouve dans l’art un moyen d’exister, de garder confiance, de résister intérieurement. Il ne faut pas oublier non plus que pour la majorité de la population, vivre sous l’Occupation signifiait « faire avec ». Et que pendant les 3 ou 4 ans qu’elle a duré, selon les régions, beaucoup se sont composé un visage public qui ne reflétait ni leurs convictions ni leur attitude en privé.
La presse d’alors, de sensibilités diverses malgré le contrôle de la censure, atteste de commentaires majoritairement élogieux sur Le Soulier de satin, mais aussi de critiques acerbes de la part des partisans de la collaboration. « Les ouvrages récents consacrés à la vie artistique de cette époque projettent sur ce passé des présupposés négatifs, plutôt que chercher à refléter une réalité composite, remarque Pascal Lécroart. On pense qu’il y avait mieux à faire que s’occuper d’art ».

Critiques et polémiques

Autre scène, autre événement artistique également œuvre de Barrault, deux ans plus tôt : en juillet 1941, un spectacle réunit au stade Roland Garros une pièce antique, Les Suppliantes d’Eschyle, et une création, 800 mètres d’André Obey. Les deux pièces ont en commun de mettre en avant la puissance du corps humain, autant célébrée dans l’Antiquité que présente dans la pratique sportive. Les ouvrages d’histoire du théâtre édités depuis les années 1980 ont vu dans cet événement artistique un hommage au culte des corps tel que le prônait le dogme nazi. S’ajoutant à cet argument, la démesure du spectacle, mis en scène pour un public nombreux et financé par Vichy, n’est pas sans rappeler à certains l’une des armes favorites du régime hitlérien, la propagande de masse.
« 800 mètres, qui n’était au départ qu’un complément contemporain aux Suppliantes, est devenue la pièce maîtresse de la polémique, parce qu’elle était une création. « En réalité, il s’agissait d’une adaptation d’une nouvelle écrite par Obey en 1924 : elle aussi était née hors contexte. »

Le Matin, 26 juin 1941 – Source Gallica, BNF

Pascal Lécroart souligne que les critiques émises quelque quarante années après le spectacle frôlent la caricature, alors que celles de l’époque n’évoquent pas d’accointances avec l’ennemi et son idéologie. « Les jugements actuels sont formulés uniquement sur la base de photographies, sans prendre en compte le texte de la pièce. »
800 mètres n’est pas passée à la postérité, mais le spectacle fut un événement artistique de premier plan, servi par de grands noms comme Jean Marais, Jacques Dufilho ou Serge Reggiani. « C’était un projet de Jean-Louis Barrault, pas une commande de Vichy. Il a fait l’objet d’un financement important et d’une grande publicité, et si en ce sens il n’est pas totalement neutre, il ne justifie en aucun cas l’image de compromission avec l’idéologie nazie qui lui est prêtée. »
D’autres exemples encore nourrissent la recherche, et l’exercice de contextualisation auquel se prête Pascal Lécroart est aussi une façon d’interroger notre construction de l’Histoire et la vision de nous-mêmes : à vouloir plaquer sur le passé des images convenues, à créer des clichés a posteriori sans tenir compte de ce qui a réellement été, ne chercherait-on pas à se donner bonne conscience quant à nos propres comportements ?

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Pascal Lécroart
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