Quels sont les héritages linguistiques et littéraires de la Grande Guerre ? Au laboratoire ELLIADD de l’université de Franche-Comté, des recherches sont développées autour de l’axe Littératures et histoire des idées concernant l'écriture pamphlétaire et la mémoire de la Première Guerre mondiale…
Vaste terrain de bataille, la Première Guerre mondiale fut aussi une terre de rencontre pour de nouvelles pratiques des langues. L’ouvrage La langue sous le feu réunit des historiens et des linguistes dans une exploration commune de cette profonde transformation. Correspondances, journaux, romans, poésies et carnets rédigés par les combattants, manuels de conversation et dictionnaires…, les sources foisonnent et témoignent d’une évolution de la langue multiforme. Les outils de la linguistique sont désormais à même de les interpréter de façon quantitative et statistique.
Les chercheurs ont aussi mis au jour des correspondances familiales oubliées, fournissant un corpus immense pour aborder les pratiques des « peu-lettrés ». Le français appris à l’école ou à la caserne avant-guerre est majoritaire dans ces correspondances, même s’il se mâtine de quelques mots ou expressions du patois employé à l’oral à la maison, marqueurs de nostalgie et d’attachement. On sait que l’emploi du français est sorti renforcé de la période de guerre au détriment des dialectes régionaux, ce qui marque un véritable tournant social et linguistique. « Le recours au français était fortement corrélé à la volonté d’affirmer une identité nationale. Il devenait en outre un moyen de communication incontournable, alors qu’au fil de la guerre, les brassages de population de combattants se multipliaient », explique Odile Roynette, chercheure au laboratoire ELLIADD et enseignante en histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté, qui a codirigé l’ouvrage.
Le français s’enrichit par ailleurs de nouveaux mots, nés du conflit : cagna, pinard, embusqué, lance-bombe, godasse… laissent des traces plus ou moins pérennes dans les usages comme dans les ouvrages de référence. Les dictionnaires contemporains ont oublié certains termes, devenus désuets ; plus troublant, ils consignent dans leurs pages des néologismes jugés emblématiques de la Grande Guerre, comme masques à gaz, der des ders ou grosse Bertha, pourtant quasi absents des écrits de l’époque… La langue sous le feu montre, entre autres, que la confrontation entre les différentes sources documentaires, enrichie des données historiques, annonce une connaissance plus éclairée des pratiques et des héritages linguistiques de la Grande Guerre.
Blâmé pour ses pamphlets antisémites autant qu’il fût encensé pour ses romans, notamment Voyage au bout de la nuit paru en 1932, Céline a puisé dans son ressenti et son vécu de la Première Guerre mondiale de quoi alimenter son œuvre entière. Déjà présents dans sa correspondance de guerre, les propos antisémites contre ceux que Céline jugera responsables de cette tragédie sont assénés de manière plus virulente encore dans les trois pamphlets qu’il écrira par la suite, Bagatelles pour un massacre (1937), L’école des cadavres (1938) et Les beaux draps (1941). « Le choc que représentent ces textes et la dangerosité des pensées qu’ils véhiculent sont d’autant plus violents qu’ils sont issus de la plume d’un écrivain alors considéré comme l’un des plus grands de son époque », rapporte Odile Roynette. L’historienne est l’une des signataires de l’appel lancé par des universitaires dans le Nouvel Observateur du 28 décembre 2017, se prononçant contre le projet de réédition des pamphlets de Céline tel que l’envisageait l’éditeur Gallimard. « Il n’est pas question de censure, mais il n’est pas question non plus de laisser publier des textes d’une violence aussi extrême sans les accompagner d’une analyse critique scientifique très étayée », explique-t-elle. D’autres intellectuels comme Serge Klarsfeld ont, de leur côté, exigé l’interdiction de ces textes incitant à la haine raciale. Devant ce double tollé, Gallimard a finalement renoncé, mais la question reste en suspens. En 2031, l’œuvre de l’écrivain tombera dans le domaine public : quels seront alors les garde-fous possibles ? Et avant cela, comment encadrer la diffusion de ces pamphlets sur internet ?
Roynette O., Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre deux guerres (1914-1945), Les Belles Lettres, 2015.
Contact :
Odile Roynette – ELLIADD – Édition, Littératures, Langages, Informatique, Arts, Didactique, Discours – Université de Franche-Comté
Tel. +33 (0)3 81 66 51 36