Université de Franche-Comté

Gilets jaunes et cahiers citoyens

La liberté guidant le peuple revue par l’artiste Pascal Boyart

En novembre 2018 naissait le mouvement des Gilets jaunes en France. Dès le mois de décembre, le gouvernement mettait à disposition des citoyens des cahiers dans lesquels chacun pouvait faire part de ses doléances, de son ressenti ou de son vécu. 10 000 cahiers disponibles en mairie ont ainsi complété les opinions recueillies en ligne, soit en lien avec le Grand débat organisé par les autorités, soit par le biais de la plateforme créée par les Gilets jaunes sous le nom de Vrai débat. La linguiste Marion Bendinelli, avec son équipe du laboratoire ELLIADD de l’université de 

Franche-Comté et le soutien logistique de la MSHE, a consulté certains de ces écrits avant qu’ils soient transmis en préfecture en février 2019, pour en faire une analyse scientifique ciblée sur la région. Si les délais impartis et l’invalidation des appels à manifestation d’intérêt nationaux pour l’élaboration de projets de recherche ne lui ont pas permis de donner l’ampleur voulue à cette enquête, la chercheuse a pu procéder à l’analyse exhaustive du cahier citoyen de la ville de Dole et en tirer des enseignements pertinents, qui pourront par ailleurs servir de point d’appui à des recherches futures.

Le contenu des écrits, les thèmes évoqués sont bien sûr sujets à l’analyse, mais pas seulement : la façon dont les gens se sont approprié ces cahiers, les formulations employées, les présentations adoptées sont également étudiées parce que la forme est révélatrice de « ce que les gens disent d’eux-mêmes ». Les 63 productions recueillies à Dole témoignent d’une grande diversité de la parole, du récit de vie jeté en toute spontanéité sur la feuille blanche à l’argumentaire construit, émaillé de citations et de chiffres officiels, souvent préparé à l’avance. Et si la prise de parole s’inscrit dans le contexte de revendication instauré par les Gilets jaunes, elle concerne aussi et surtout des personnes non impliquées dans le mouvement.

 

Noircir les pages des cahiers : un acte politique

 

Les réflexions se tournent principalement vers l’économie, notamment le chômage ou les taxations et prélèvements jugés injustes ; l’écologie, pour plaider en faveur de politiques plus vertes ou s’élever contre des pratiques estimées scandaleuses ; la société et la capacité à vivre ensemble, depuis la propreté des rues dans les villes à la question du port du voile. Certaines personnes disent aussi leur fatigue à vivre au quotidien des situations difficiles. « Le mouvement des Gilets jaunes et les cahiers citoyens ont été l’occasion de parler, alors même que les gens reprochent aux élus locaux de ne pas suffisamment porter leur parole et aux décideurs de ne pas assez tenir compte du terrain. » Dans les contributions, la mise en opposition entre les élites et « la base », ici les retraités ou la classe moyenne, n’est pas sans rappeler les cahiers de doléances les plus célèbres de l’histoire, ceux de la Révolution française.

« Remplir quelques lignes ou pages de ces cahiers, c’est se réapproprier la parole ; venir dans un lieu public pour s’exprimer par écrit, alors que les dispositifs en ligne garantissent la plus grande discrétion, est un véritable acte politique », souligne Marion Bendinelli. Une dimension un peu passée sous silence dans les synthèses officielles, que les analyses réalisées à grande échelle n’ont pas non plus dotées de la finesse apportée par des approches plus qualitatives. La chercheuse donne ainsi une lecture particulière de ces témoignages souvent très personnels et touchants, livrés par une population peu habituée à ce qu’on lui donne la parole. Avec le souhait que d’autres analyses voient le jour pour redonner du sens aux cahiers citoyens, deux ans après ­le mouvement des Gilets jaunes. Car même si elles ont été écrites, que reste-t-il de ces paroles aujourd’hui ?…

Extraits de carnets citoyens recueillis de la ville de Dole

 

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