Université de Franche-Comté

Fragments de voyages, fragments de vies

Longtemps considérée d’un oeil sceptique voire hautain, la littérature de voyage trouve aujourd’hui sa place dans la sphère académique. Témoignages d’histoire et de société, les écrits rapportés parfois du bout du monde parlent aussi et peut-être avant tout de l’être humain. L’ouvrage Dévoiler l’ailleurs est une découverte commentée de quatorze récits couvrant deux siècles de pérégrinations diverses.

 

« Avoir pris la route m’a rappelé que l’existence est comme un voyage dont le carnet ne se remplit d’histoires qu’après que celles-ci ont été vécues. » Cette phrase de Benoît Vivien, acrobate, danseur, clown, de retour d’une tournée de six mois dans les bidonvilles et les orphelinats d’Amérique du Sud, conclut l’ouvrage Dévoiler l’ailleurs et en résume l’esprit : c’est avant tout le voyageur, avec son ressenti et son expérience, qui se raconte dans les récits qu’il fait de son périple. Au-delà de leur valeur historique et sociale, les textes de la littérature de voyage aident à comprendre l’être humain, ce qui l’anime, l’angoisse ou le rend heureux. La diversité des styles et des auteurs en fait « une pratique démocratique par excellence », ainsi que l’explique Laurent Tissot, professeur d’histoire émérite à l’université de Neuchâtel. Codirecteur de l’ouvrage, il souligne que les journaux intimes, correspondances, poésies, essais, guides, fictions, rapports scientifiques qui constituent le corpus de ce genre à part intéressent la recherche universitaire depuis une trentaine d’années, motivée par « le développement de la micro-histoire et de l’histoire culturelle depuis les années 1970, l’ouverture du canon littéraire à des genres « mineurs » et la valorisation de l’objet matériel dans un monde de plus en plus dématérialisé ».

La littérature de voyage concerne par nature un large panel de disciplines, de l’histoire à la littérature, de l’ethnologie aux sciences naturelles, pour ne citer qu’elles.

Dévoiler l’ailleurs, c’est un recueil de quatorze textes analysés et commentés par des spécialistes de tels domaines. À pied, à dos de mulet, à cheval, en train, en voiture, en bateau, les auteurs nous emmènent dans un périple à travers le temps et les continents : en 1736 au Pérou, en 1902 sur les pentes de l’Himalaya, en 1857 dans les temples de Sicile, en 1928 en Angola, en 1936 sur les rivages de la Côte d’Azur, dans les années 1960 aux États-Unis…

Des fragments de voyages et de vie piochés sur plus de deux siècles, issus du fonds documentaire des Archives de la vie ordinaire : l’association neuchâteloise offre à l’étude et à la lecture publique ces écrits parfois illustrés, issus de sources privées, avec la collaboration des chercheurs de l’université de Neuchâtel.

La question de l’objectivité, de l’importance, de la sincérité même de ces textes n’est pas fondamentale. Pourquoi l’auteur éprouve-t-il le besoin ou l’envie de raconter ce qu’il a vu ? Pourquoi le lecteur ressent-il de l’intérêt à lire ce qui a été vu par un autre ? Ce sont ces interrogations qui sous-tendent cet ouvrage ; les liens entre l’auteur, le lecteur et la représentation que chacun d’eux se fait du récit en sont le fil conducteur.

Écrire par convention

« Nous avons quitté Londres le jeudi 10 juillet 1817. Notre groupe était composé de 26 personnes : Papa et Maman, les 9 enfants, le Docteur Forster, Capitaine Shannon, Docteur Gardner, 11 domestiques et un guide. Dîné à Rochester et dormi à Sittingbourne. Le lendemain, nous avons dîné à Canterbury et avons vu la cathédrale dont l’extérieur et la nef sont magnifiques, mais les autres parties sont très inférieures. »

Le récit de voyage de Lady Augusta Hervey (1798-1880), âgée de 19 ans, commence par ces mots, alors que la jeune Anglaise s’élance sur les routes, destination la Suisse, avec famille et domesticité au grand complet. La teneur et le ton de son texte ne se distingueront en rien de la plupart des témoignages rapportés par d’autres jeunes gens alors qu’ils effectuent comme elle le Grand Tour, un voyage éducatif parfois long de plusieurs années, très prisé par la bonne société en Europe dès le milieu du XVIe siècle et jusqu’au XVIIIe siècle.

Enseignant-chercheur en littérature anglaise et américaine à l’université de Neuchâtel, Patrick Vincent propose une analyse comparée de sept récits de jeunes aristocrates effectuant le Grand Tour. Il en livre quelques extraits pour mieux souligner leur manque de spontanéité et de personnalité, et explique pourquoi ils sont si peu marqués par l’âge de leur auteur : « L’idée d’adolescence en particulier n’avait pas encore été développée au début du XIXe siècle, et on passait directement de l’enfance à l’âge adulte. De plus, les nombreuses études sur les journaux intimes montrent que ces textes sont presque toujours conditionnés par les conventions du genre et par l’envie de plaire à un lecteur, même fictif ». Certains recueils de jeunes filles révèlent cependant une plume plus acérée envers le monde des adultes en même temps qu’ils font part de préoccupations encore enfantines, avec authenticité.

Les archives de la famille Vuilleumier comptent sept carnets de voyage à l’origine mystérieuse.
Quatre de ces carnets sont consacrés à un voyage en Égypte entrepris en 1864-1865.

À partir de 1850, le Grand Tour tombe en désuétude, faisant place au tourisme industriel. « Cette homogénéisation de l’expérience du voyage a une influence contrastée sur les récits de deux jeunes auteurs, qui sont plus personnels mais aussi plus superficiels, et où l’idéal éducatif du voyage s’estompe », raconte Patrick Vincent.

 

Les silences dans les récits… ou quand le voyageur ne veut plus rentrer

L’ aventure sud-américaine du botaniste et médecin français Joseph de Jussieu n’est pas des plus banales. Accompagnant l’expédition géodésique française de 1735 dans le but d’effectuer des recherches sur l’arbre à quinquina et le cannelier, le savant passera en définitive près de 36 ans au Pérou, ignorant les prières de ses deux frères qui le pressent de rentrer, par intérêt familial tout autant que professionnel : l’Académie, dont ils sont tous deux membres, réclame des résultats de la part de ce frère mutin.

Pendant cet exil volontaire, la correspondance de Joseph de Jussieu est plus que lacunaire, plusieurs années séparant parfois une lettre de la suivante. Peu de traces de ses recherches non plus, qui se résument à quelques feuillets dans le fonds d’archives le concernant, conservé au Muséum d’histoire naturelle de Paris.

« On est surpris, à la lecture, de ne pas découvrir les trésors d’observations, de descriptions et d’informations qu’un tel séjour laissait espérer », raconte Nathalie Vuillemin, enseignante-chercheure en littérature à l’Université de Neuchâtel, spécialiste des écrits des voyageurs savants.

Difficultés d’acheminement du courrier, problèmes de santé récurrents, projets d’expéditions sans cesse reportés… les argu­ments avancés par le botaniste pour expliquer son manque de communication et la quasi absence d’informations sur ses recherches sont-ils recevables ? Ne cachent-ils pas un véritable désarroi devant l’obligation qui lui est faite de répondre aux voeux de l’Acadé­mie ? Une volonté de s’émanciper de l’institution française, lui qui avait en réalité choisi d’exercer au Pérou l’activité de médecin en toute indépendance ? Les résultats qu’il aurait obtenus en botanique étaient-ils d’importance, et ont-ils été réellement perdus ?

« Humainement dramatique sous bien des aspects, le cas de Joseph de Jussieu l’est donc aussi historiquement et scientifique­ment parlant », souligne Nathalie Vuillemin, dont les interrogations portent, plus encore que sur les récits eux-mêmes, sur la signifi­cation des blancs et des silences qui les ponctuent.

Contact(s) :
Institut d’histoire
Université de Neuchâtel
Laurent Tissot
Tél. : +41 (0)32 718 17 33
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