La question de la pertinence des systèmes électoraux est au cœur des débats depuis les premiers jours de la démocratie. Les élections municipales de mars 2020 en France ont été l’occasion de mener une réflexion sur nos modes de scrutin, mis à l’épreuve de la théorie économique du choix social. Ce concept prend ses racines au XVIIIe siècle, alors que les mathématiciens Borda et Condorcet polémiquent autour du vote pour élire les futurs membres de l’Académie des Sciences de Paris : de quelle façon faut-il comptabiliser les voix afin de refléter au mieux l’opinion des votants ? De cet échange de vues découlent deux procédures pionnières étayant l’actuelle théorie du choix social, fondée dans les années 1950 par l’économiste américain Kenneth Arrow.
Ces questionnements se développent de plus en plus en France depuis les années 1970, en particulier à Caen où l’université s’impose en tant qu’experte de la théorie du choix social. L’économiste Mostapha Diss y a fait ses armes avant de rejoindre l’université de Franche-Comté, où il est le spécialiste de ce domaine. Les chercheurs en choix social s’intéressent par exemple aux élections présidentielles en France, où l’échéance de 2007 a révélé un vrai paradoxe autour du « cas Bayrou ».
À l’époque, les sondages indiquent la victoire de François Bayrou : il est annoncé gagnant au deuxième tour, aussi bien contre Ségolène Royal que contre Nicolas Sarkozy. Capable de gagner contre tous ses adversaires, il est le « vainqueur de Condorcet » de la théorie du choix social.
Pendant que les Français se rendent aux urnes lors du premier tour, des équipes d’économistes créent des bureaux fictifs dans leur ville, espérant ainsi en apprendre davantage sur le mode de scrutin français. Les électeurs se prêtent au jeu et « votent » à nouveau, mais cette fois en attribuant un certain nombre de points à chaque candidat en fonction de leurs préférences. Les sondages, la théorie économique puis les résultats du scrutin fictif organisé selon le système à points vont tous dans le sens de la victoire de François Bayrou… qui en réalité est éliminé dès le premier tour.
« D’autres façons de voter ont été expérimentées et les tests ont été renouvelés au premier tour des élections présidentielles de 2012 et 2017. Il ressort que les électeurs comprennent et acceptent ces modes de scrutin alternatifs », raconte Mostapha Diss.
Dans le système électoral français, le scrutin majoritaire implique le choix d’un nom unique lors du vote. Cependant, en attribuant des points à chacun des candidats figurant sur les listes électorales, la hiérarchie des votes est remise en cause, pouvant ainsi faire gagner un individu autrement perdant face au principe majoritaire. Les études le montrent : les résultats des scrutins sont le reflet du système qui les organise, et peuvent changer d’un extrême à l’autre selon la manière dont on comptabilise les votes. « Le scrutin majoritaire à deux tours n’est absolument pas pertinent dans le cas des élections, il ne traduit pas réellement l’opinion », signale le chercheur. Mais le régime électoral français n’est pas plus imparfait que d’autres : le système américain pourrait lui aussi être critiqué, les grands électeurs ne représentant pas l’intégralité des voix lors des présidentielles. En vertu de ce principe, le candidat républicain Donald Trump a remporté la victoire en 2016, et ce bien qu’il ait recueilli deux millions de voix de moins que la candidate démocrate, Hillary Clinton.
« Tous les systèmes pourraient être soumis à des jugements de valeur. Les études prouvent qu’il n’y a pas de solution idéale », explique l’économiste bisontin. Un véritable défi pour les scientifiques : leurs réponses permettront-elles de déboucher un jour sur une refonte de notre mode de scrutin ?