Comprendre la structuration et le fonctionnement du territoire horloger aux abords de la frontière franco-suisse dans l'arc jurassien relève de l'inextricable. Étudier son évolution, de sa genèse à sa maturité, peut permettre de démêler cette organisation spatiale complexe. C'est le travail qu'a effectué le laboratoire THEMA ― Théoriser et modéliser pour aménager ― de l'université de Franche-Comté. La frontière est source de différences, de discontinuités dans le territoire, mais repose sur des continuités : continuité naturelle (homogénéité géologique, climatique, topographique…), historique (imbrication des logiques de production) et fonctionnelle (adaptation des acteurs de part et d'autre, traduisant une complémentarité). Deux approches se complètent pour l'étudier : l'approche systémique (structure et évolution territoriale, politique, historique) et la représentation spatiale (modèles d'interaction).
• De la frontière comme refuge. L'organisation du massif du Jura franco-suisse trouve certainement son origine dans l'interaction entre les contraintes physiques liées à un espace montagnard et l'histoire nationale des deux États frontaliers qui déclenche une série de migrations de personnes détentrices de savoir-faire horloger. Le milieu est en effet contraignant : le climat est marqué par de longs hivers froids, durant lesquels la neige limite les déplacements et rend impossibles les travaux aux champs ; la topographie est difficile, avec des monts allongés couverts de forêts, entre lesquels les vals favorisent l'installation des exploitations et les déplacements. Au XVIe siècle donc, le déterminant physique est très important, il induit la présence de petites exploitations où la main d'oeuvre est disponible durant de longs mois. L'industrie horlogère est alors implantée dans les villes : en 1530 à Blois, 200 maîtres horlogers fournissent François 1er en montres. Un groupe de ces horlogers, protestant, fuit les persécutions et s'installe à Genève. Deux phénomènes influencent alors la diffusion de l'industrie horlogère vers les montagnes. Un changement dans le mode de production, d'abord, laisse place à une multitude de sous-traitants installés hors de la ville. L'intolérance religieuse ensuite : les catholiques fuient Genève et Calvin vers les montagnes du Jura. À la fin du XVIIIe siècle, l'industrie horlogère de Neuchâtel supplante celle de Genève.
• En 1793, arrivent à Besançon Laurent Mégevand accompagné de 80 horlogers suisses, chassés du canton de Neuchâtel pour leurs sympathies révolutionnaires. L'organisation suisse, centrée sur des bourgs horlogers qui rayonnent dans les montagnes s'exporte alors vers le Haut-Doubs. L'implantation d'ateliers dans les fermes est sans doute facilitée par une connaissance pré-existante du travail du fer, et par la disponibilité de la main d'oeuvre. Ainsi un équilibre se crée de part et d'autre de la frontière et les acteurs de l'horlogerie française se mettent au niveau de leurs homologues suisses, plus, il est vrai, par imitation que par innovation. L'industrie horlogère s'étend progressivement par diffusion locale des savoir-faire et des connaissances techniques. Si jusqu'alors l'artisan maîtrisait complètement la fabrication d'une pièce, des outils nécessaires au produit final, à partir du XIXe siècle apparaît le procédé de fractionnement : les fermes / fabriques se spécialisent dans la production d'un composant précis et les marchands horlogers se concentrent dans les villes (Le Locle, La Chaux de Fonds et plus tard Maîche et Morteau). Cette activité reste rurale en Franche-Comté (en 1850, 79 % des ateliers se situent dans la montagne et les hauts plateaux) avec pour conséquence le maintien d'une répartition homogène de la population. À partir de 1850, on observe une migration vers les villes, beaucoup plus importante en Suisse qu'en France. La vallée de Joux, densément peuplée, fait face aux plateaux français (Maîche, Le Russey) encore peu, mais de plus en plus habités.
• De la frontière comme barrière. Les deux versants de la frontière entrent alors en concurrence, appuyés par les États qui tentent de sauvegarder les marchés nationaux en contrôlant les importations. Ceci induit un commerce illicite, mouvements et boîtiers « passant sous les sapins ». Côté français, Besançon entretient de moins en moins de rapports avec le Haut-Doubs horloger, soupçonné de ne s'adonner qu'à la contrebande. Ainsi commence à se forger un système dominant / dominé, l'industrie horlogère française devenant clairement une filiale de l'industrie suisse.
• Deux points de rupture technologique, en relation avec des choix décisifs liés à la manière de produire et à la spécialisation de la production. Le premier se situe à la fin du XIXe siècle, avec l'apparition de l'automatisation de la production aux États-Unis. L'introduction de cette innovation, marquant l'avènement de la fabrique et la fin de l'horloger-artisan, est beaucoup plus rapide en Suisse, grâce notamment à des investissements plus importants. Jusqu'au milieu des années 20, alors que la production française dépend à 70 % de fournisseurs étrangers, la production suisse est indépendante et possède plus de capitaux, favorisés par l'instauration d'un régime corporatif. Après la seconde guerre mondiale, la production augmente et la profession s'organise en créant par exemple des écoles à Besançon, dans le Haut-Doubs et à Neuchâtel, tout en maintenant une atomisation des structures de production. Les modèles de développement restent malgré tout convergents entre la France et la Suisse. Deuxième point de rupture : l'introduction du quartz, de la fin des années 60 à la fin des années 70. La domination suisse s'accentue : face à la concurrence asiatique et étasunienne, le pays s'adapte à l'innovation et structure le paysage horloger (concertation des entreprises, création de la société suisse de micro-électronique et d'horlogerie). En France, la parcellisation et la dispersion des entreprises ne sont pas compensées par des organismes fédérateurs. Entreprises de sous-traitance et main d'oeuvre qualifiée en France, entreprises et niches spécialisées en Suisse déclenchent dès lors de multiples mouvements autour de la frontière. L'espace frontalier devient largement dissymétrique et engendre des flux de main d'oeuvre et de marchandises (cf. figure).
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• Un espace transfrontalier dissymétrique mais très complémentaire
D'adaptations en innovations, les deux versants industriels de la frontière ont donc fortement divergé, tout en restant intimement liés. Ici, l'approche systémique révèle combien la frontière joue à la fois le rôle de cause en déterminant des différences ― donc des relations entre des acteurs et par conséquent de fortes interactions spatiales ― et le rôle d'effet, en étant maintenue, en vertu des propriétés homéostatiques des systèmes ouverts, par l'équilibre qui régit ces relations internationales. Le résultat montre un territoire transfrontalier où l'étroite similarité des organisations spatiales ― pôles, gradients, réseaux ― ne signifie pas pour autant similitude des dynamiques. Ces organisations spatiales sont finalement sous-tendues par d'intenses relations qui pérennisent le système et maintiennent le modèle dominant / dominé originel, qui s'est temporairement estompé, mais qui semble bien structurel…, jusqu'à la prochaine modification du système.
Alexandre Moine
Laboratoire THEMA (UMR 6049
Université de Franche-Comté
Tél. 03 81 66 54 96
alexandre.moine@univ-fcomte.fr