Université de Franche-Comté

Etude des pratiques religieuses et thérapeutiques des Touaregs de l’Ahaggar (Sud algérien) par le biais de récits de vie

Soumise à une politique de sédentarisation, contrainte à abandonner le pastoralisme qui constituait l’activité économique de la région, minoritaire parmi les populations sédentaires du Nord algérien récemment installées et celles des autres régions sahariennes, la société touarègue, nomades de l’Ahaggar, subit de plein fouet une modernité sauvage qui n’est autre qu’une forme d’éthnocide. Pour ne pas perdre sa substance, son ethos sans cesse menacé, elle lutte en mettant en place un système thérapeutique et religieux dont le rôle est de maintenir un équilibre, de retrouver un semblant d’harmonie. La cosmogonie comme résistance. La vision touarègue du monde et de l’homme est formée d’une dualité constamment présente entre la nature domestiquée et la surnature, le sauvage, l’essuf. Toute la vie du nomade et de l’oasien est conditionnée par un système de croyances. Ses relations même avec la nature, l’espace sont régies par des règles établies avec l’invisible : respect de certaines espèces animales et végétales, rapport à l’eau, façons de boire, de manger, de parler, de chasser. Ainsi, les Touaregs parlent d’êtres surnaturels, les kel essuf, qui peuplent le désert, causent mille tourments aux humains et président même à leur naissance et à leur mort (Casajus, 1989). L’environnement naturel où évoluaient les populations nomades et où le surnaturel avait une place très importante, se trouve actuellement sérieusement perturbé. Ni les hommes ni les génies du vide, les kel essuf, ne trouvent leurs repères. Le chaos menace alors cet univers spirituel singulier, qui est en relation avec l’invisible que constituaient l’essuf, le ténéré, le vide. Le ténéré désigne le désert qui, en français, est synonyme de  inhabité, sauvage, abandonné, menaçant Ÿ. Il signifie aussi l’extérieur par rapport à une ville, une maison, une tente. L’essuf, lui, désigne la solitude, la mélancolie. Avoir l’essuf en soi, c’est souffrir de solitude et d’isolement. Les kel essuf sévissent surtout la nuit, plus particulièrement au crépuscule ; ils frappent de folie, ils hantent les lieux déserts et les cimetières (Casajus, 1989). Ils résident aussi dans les sources, dans les tourbillons de sable qui apportent la désolation, au fond des puits, dans les pierres, les arbres. Ils peuvent prendre figure animale ou humaine, mais aussi pénétrer par les cheveux ou les pieds et posséder ainsi les hommes, les rendre  autres Ÿ (igullel) ou fous (ibzeg).

•  Une étude menée au sein du laboratoire de Sociologie et anthropologie de l’université de Franche-Comté s’est intéressée à ce phénomène de possession chez les kel Ahaggar. Pour cela, elle s’est appuyée sur des récits de vie d’individus qui peuvent être désignés par le terme de chamane de par leur statut d’intermédiaire entre les hommes et la surnature. Ils peuvent avoir plusieurs rôles, à la fois devins, guérisseurs, sorciers, exorcistes et ils sont choisis pour leur grande notoriété dans la sphère religieuse et thérapeutique touarègue. Cette notoriété provient de leur statut, qui relève de l’efficacité symbolique des rituels thérapeutiques qu’ils mettent en place. Ce sont ces personnages, chacun dans son rôle respectif, qui représentent l’ultime recours en cas d’infortune chez la population touarègue. Leur histoire de vie offre des itinéraires singuliers, porteurs de sens. Elle témoigne de l’esprit d’une société. 

• La tradition orale touarègue est remplie de récits fondés sur des faits réels (taneqist), de voyages mythiques, de contes et de légendes qui retracent les aventures des kel essuf qui entrent en contact avec les hommes dans des circonstances particulières, soit pour les tourmenter, les posséder, ou au contraire les aider à faire des miracles. Car si ces génies du vide sont souvent craints, ils peuvent également être source de richesse et de pouvoir de guérison pour certains initiés. Ainsi, ces hommes et ces femmes singuliers sont accompagnés dans leurs missions quotidiennes par des génies*. Une alliance avec ces derniers survient souvent après une maladie de type initiatique. Toute société chamanique attribue à ses chamanes une lucidité et une compétence quasi absolues (Perrin 1991).

•  De plus, on a observé, au sein d’une même famille, un phénomène de transmission à la fois de la maladie des génies et du savoir de guérison. C’est par le recueil des récits de vies des guérisseurs, liés à des histoires familiales, qu’il est possible de l’observer et d’obtenir le matériel ethnographique nécessaire pour étayer les hypothèses initiales. Est-ce bien par la voie utérine, généalogique que se fait la transmission de la maladie des génies ? Car si tout le monde n’est pas touché par les génies, ceux-ci rôdent souvent et même surtout après la mort d’une de leurs victimes, en quête d’une nouvelle proie au sein de la famille même. Le choix de la nouvelle victime est souvent lié à une transgression, à un non respect des règles qui régissent les rapports avec les génies, mais aussi à d’autres éléments encore obscurs relatifs à l’individu touché, à son parcours, à sa personnalité, à sa biographie personnelle. Pourquoi telle personne est-elle choisie pour être la victime ou le support de la parole des génies et pas telle autre ? Certains individus seront alertés par une maladie qui va être de nature initiatique, par des signes particuliers ou par un rêve. Ceci va leur donner une histoire de vie singulière et porteuse de sens. Ces individus seront connus et surtout reconnus par la société lorsqu’ils sont diagnostiqués comme tels. Mais  si ce n’est pas le cas, la personne atteinte par ce mal le gère dans une solitude et une incompréhension totales ; jusqu’à ce qu’il finisse par être associé à la folie. Trouver un sens à la maladie, en cherchant dans l’histoire familiale l’origine du mal, permet de mieux l’appréhender.

•  Les premières observations ont dirigé l’étude sur la piste de la transmission de la maladie-initiation par voie utérine.  Plusieurs exemples pris dans d’autres sociétés attestent également de ce phénomène héréditaire. La psychanalyse s’intéressera à la transmission générationnelle et ainsi un pont sera possible entre l’ethnopsychiatrie, l’anthropologie et la psychanalyse. C’est le plus souvent par le biais des rêves que l’on accède à un savoir rituel, religieux, reconnu et légitimé par la société. C’est ainsi également que se transmet l’albaraka touarègue, la baraka.

•  D’autres modalités peuvent entrer en jeu : certaines maladies mentales associées aux génies seraient transmises par le lait maternel qui prend ainsi une dimension symbolique. On la retrouve dans l’expression touarègue même de l’axh n ébawel, signifiant le  lait d’ébawel Ÿ, qui désigne les biens inaliénables (troupeaux, tentes, palmiers) transmis exclusivement en lignée utérine.

 

Faiza Seddik Arkam
Laboratoire de Sociologie et d’anthropologie
Université de Franche-Comté
arkam_faiza@yahoo.fr

 

 

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