Université de Franche-Comté

Emprisonnements sous le sceau du secret

 

En Franche-Comté comme ailleurs sous l’Ancien Régime, les lettres de cachet expédiaient dans les geôles du royaume nombre de sujets, sans protestation ni défense possibles. Devenues symboliques des abus de pouvoir de l’époque, elles sont pourtant avant tout le fait des familles. Un éclairage apporté par de riches archives franc-comtoises, mises au jour dans l’ouvrage Le roi et le déshonneur des familles.

« Par ordre du Roy… » L’entrée en matière devait faire frémir dans les chaumières… Car la suite était souvent dramatique pour celui ou celle à qui la missive s’adressait : enfermement dans une prison ou une maison de force, à durée indéterminée, sans qu’il soit possible d’avancer le moindre argument de défense ou de protestation. La lettre de cachet a ainsi fait condamner de façon expéditive des hommes, des femmes, des bourgeois, des notables, des « petites gens » par milliers jusqu’à la Révolution française.
Le terme « lettre de cachet » apparaît en 1560, et le recours à cette procédure secrète se généralise sous le règne de Louis XIV, pendant la seconde moitié du XVIIe siècle. Son emploi ne cesse de se développer au cours du XVIIIe siècle, au point de rendre banale une procédure à l’origine extraordinaire. Son usage abusif finit par la rendre ingérable pour l’administration du roi, qui en limite le recours. Jugée arbitraire par ses opposants, cette procédure est odieuse aux yeux de la Révolution, qui l’enterre définitivement au nom des excès de pouvoir de la royauté qu’elle symbolise. La lettre de cachet a vécu.

Préserver l’honneur

Jeanne-Marie Jandeaux (1) suit ses pérégrinations dans la Comté d’alors. Elle en fait le sujet de sa thèse, soutenue en 2008 à l’École des chartes, dont un ouvrage a été tiré sous le titre Le roi et le déshonneur des familles. L’auteur raconte la richesse et la qualité des sources franc-comtoises : pas moins de 350 dossiers, souvent très complets, servent de base à ses recherches. « Ces dossiers permettent de retracer la procédure d’enfermement pour correction familiale en France, qui n’avait été que très peu étudiée par les historiens, et qui est une mine pour aborder l’Ancien Régime, son histoire sociale, carcérale, l’histoire de ses institutions… »
Car la lettre de cachet porte en général un ordre d’enfermement. Les raisons ? Affaires d’État, de police, de discipline militaire ou religieuse, et avant tout, affaires de famille. « 80 à 90 % des lettres de cachet de la seconde moitié du XVIIIe siècle sont délivrées au nom de l’intérêt des familles, et à leur demande. » Des pratiques motivées par la volonté de préserver l’honneur. « L’honneur, un bien plus précieux que la vie chez les élites, et une valeur que toutes les catégories sociales partagent ». Il s’agissait de mettre à l’écart un fils désireux de se marier avec une femme de condition inférieure, un frère dilapidant sa fortune au jeu ou une bonne risquant de compromettre la réputation de son employeur. L’amour et l’argent sont les piliers principaux qui portent les intrigues. Les fils sont, et de loin, les premières victimes des accusations, suivis par les épouses et les filles. L’autorité du père et du mari est toute puissante ; plus sévère que celui d’autres provinces, le droit comtois place le fils sous l’autorité du père même après son mariage. « Jean-Baptiste Cautenet est âgé de trente ans en 1784 quand son père, Jean-Pierre Cautenet, chirurgien à Vesoul et sa mère, Jeanne-Françoise Brissaut, émettent le souhait de le voir détenu dans les prisons de Besançon. L’élue de son cœur Madeleine Liard est à leurs yeux une « fille prostituée », accusation fort courante (et le plus souvent calomnieuse) dans ce genre de conflit. »

 

(1) Jeanne-Marie Jandeaux est archiviste paléographe, docteure en histoire moderne, depuis un an directrice du service commun de documentation (SCD) de l’université de Franche-Comté, et membre du Centre Lucien Febvre

Le roi empêtré dans les histoires de famille de ses sujets

La lettre de cachet est l’ultime expression du pouvoir patriarcal, relais de la puissance de l’État et de celle de l’Église au sein de la famille. En ce sens, elle est un instrument garantissant le respect de l’ordre et de la hiérarchie dans la société. Cependant, les demandes sont scrupuleusement étudiées par l’administration avant qu’une suite favorable leur soit donnée. Ainsi, en 1756, l’intendant oppose-t-il un refus à une demande de lettre de cachet formulée par un père à l’encontre de son fils : « Le sieur Amyot est encore dans un âge où l’autorité de son père peut le ramener à ses devoirs, et je ne crois pas qu’il ait donné jusqu’à présent dans des écarts qui puissent vous déterminer à faire intervenir l’autorité du roi. »
La lettre de cachet, expression de la justice rendue directement par le monarque, est un moyen de se substituer à la justice déléguée aux juges, par souci d’éviter l’infamie et le scandale d’un procès. Là encore, toutes les demandes ne sont pas suivies : « Louis Dargent, par exemple, orfèvre à Gray, a plus de soixante ans en 1780 lorsque ses parents se décident à solliciter une lettre de cachet pour ivrognerie et écrits diffamatoires, après une vie ponctuée de délits en tous genres […]. Le roi refuse pourtant la lettre de cachet à sa famille et renvoie cette dernière vers les tribunaux ordinaires […] ». Jeux d’influence, naissance des conflits, motifs d’accusation, conditions et lieux de détention des « correctionnaires » : des origines au déclin d’un instrument de justice royale pour le moins controversé, le propos est étayé de façon passionnante par de nombreuses citations issues des documents d’archive. Les descriptions du système se doublent d’une analyse des enjeux politiques et du fonctionnement de la société sous-jacents. L’existence des lettres de cachet montre les failles et les fragilités de la gouvernance sous l’Ancien Régime ; elle met au jour une vérité familiale criante et des rapports de force violents, avec d’un côté la défense de l’intérêt collectif de la famille, incarnée par le père, de l’autre l’affirmation d’aspirations individuelles, que représente le fils.
Cependant, alors que le pouvoir royal s’enlise dans des procédures triviales qui finissent par le discréditer, l’individu, exprimant ses doléances, gagne en reconnaissance et affirme sa place dans la société. Avec le recul, la lettre de cachet apparaît comme une expérience annonçant l’avènement de l’État providence et de politiques sociales qui auront cours aux siècles suivants en France.

Jandeaux J.-M., Le roi et le déshonneur des familles. Les lettres de cachet pour affaires de famille en Franche-Comté au XVIIIe siècle, éditions École nationale des chartes, 2017.

Contact(s) : SCD / Centre Lucien Febvre - Université de Franche-Comté - Jeanne-Marie Jandeaux - Tél. +33 (0)3 81 66 20 51 - jeanne-marie.jandeaux[at]univ-fcomte.fr
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