Crues requalifiées en « catastrophes », tempêtes le plus souvent « inédites » ou « historiques » : l’opinion des médias et analystes contemporains est-elle fondée ? Peut-on affirmer que les évènements extrêmes se multiplient et atteignent des proportions jamais vues ? Un retour vers le passé permet d’en juger et de se poser de bonnes questions : qui, de la Nature ou de l’Homme, incriminer ? Quelle part de responsabilité portent-ils chacun ? Et comment les sociétés sont-elles capables d’apprivoiser l’élément « eau » ?
– Trouver les moyens de s’adapter
– John Dudley, Sherlock Holmes en mer d’Irlande
– L’eau à Tel Dan, cité biblique antique
– Un bâton intelligent pour mesurer l’eau
C’est dans l’eau des lacs que le paléoclimatologue Michel Magny, chercheur CNRS au laboratoire Chrono-environnement, lit dans le passé. La variation du niveau des lacs au fil des millénaires est inscrite dans les sédiments, dont l’analyse est un livre ouvert sur la connaissance des crues, des débits des fleuves, des quantités de précipitations…
Obéissant à des cycles climatiques de différentes durées s’emboîtant les uns dans les autres, la Terre vit aujourd’hui et depuis 11 700 ans sous le régime de l’Holocène, période interglaciaire ponctuée de phases plus ou moins clémentes. Le Petit Âge glaciaire, correspondant à une activité moindre du soleil, a ainsi occupé la période 1400-1850, avant de laisser place à une époque plus chaude, celle que nous vivons depuis.
« Le renforcement de l’activité du soleil est responsable d’une partie seulement du réchauffement de la période actuelle, sans doute moins de 20 %, et on ne peut pas compter sur une baisse prochaine de l’activité solaire pour contrebalancer le réchauffement dû à l’activité humaine », explique Michel Magny, qui précise : « Une augmentation de 1°C de la température moyenne représente, en termes climatiques, un déplacement en latitude d’environ cent kilomètres vers le sud en cent ans, avec un changement de la quantité et de la distribution des précipitations ». Sécheresse et réchauffement vont de pair et s’alimentent mutuellement selon un cercle vicieux. L’augmentation de la température moyenne à la surface de la Terre est responsable d’un assèchement des sols, qui à leur tour provoquent un réchauffement de l’atmosphère car ils disposent de moins d’eau pour l’évapotranspiration. L’énergie en excès circulant dans ce système pourrait expliquer une hausse de la fréquence des évènements extrêmes et une situation a priori paradoxale : sous nos latitudes, les étés sont très secs, mais connaissent des tempêtes d’orages et des inondations très fortes, comme actuellement en Méditerranée.
Cependant des statistiques établies sur des durées suffisamment longues pourront seules confirmer la théorie qui semble se dessiner, et qui questionne déjà : la possible hausse de la fréquence des évènements extrêmes porte des enjeux suffisamment importants pour forcer l’intérêt des assureurs, qui pour certains la prennent déjà en compte pour bâtir leurs projections.
Photo Fred Tanneau |
La question de la nature des évènements extrêmes rejoint celle de leur fréquence ; une bonne interprétation des phénomènes passés conditionne la prévisibilité des risques pour le futur, d’autant plus lorsqu’elle concerne des zones côtières surpeuplées et de surcroît touristiques. Qualifier un évènement de tsunami ou de tempête ne revêt pas les mêmes significations : un tsunami est généré par des mouvements tectoniques ou des glissements de terrain, une tempête est liée à des phénomènes climatiques. Expert en géographie physique, Nick Marriner est chargé de recherche CNRS au laboratoire Chrono-environnement. Il a contribué à de récents travaux de recherche en géosciences, portant sur l’étude des stigmates de 135 évènements extrêmes survenus dans 54 sites en Méditerranée, sur une période couvrant 4 500 ans. Les résultats remettent en cause jusqu’à 90 % des interprétations qualifiant la plupart de ces évènements de tsunamis. « Les dépôts laissés par les tempêtes et les tsunamis sont en réalité très proches, et la question de leur origine fait l’objet de vives controverses au sein de la communauté scientifique. Dans l’étude, nous avons pu mettre en corrélation l’existence des dépôts avec des pics de refroidissement climatique en Méditerranée et en Atlantique Nord lors de mini-glaciations vers 1600 et 3000 avant notre ère, correspondant eux-mêmes à des phases de tempête à l’échelle régionale. » L’histoire des impacts des tempêtes semblerait avoir été oubliée lors de précédentes conjectures, une interprétation focalisant sur les tsunamis s’expliquant peut-être par les catastrophes mondialement médiatisées de Sumatra ou de Fukushima. L’étude sur la série méditerranéenne sera utile pour réorienter la réflexion menée autour de la gestion des risques côtiers, dans cette région et partout dans le monde.
Le delta du Nil produit l’essentiel de l’agriculture de l’Égypte et abrite plus de 50 millions de personnes |
De tout temps terre et mer se sont affrontées et les côtes modifiées sous l’influence des phénomènes naturels. Les carottages sédimentaires, les vestiges archéologiques et les archives historiques donnent des éléments de compréhension de l’évolution d’un site comme celui de la ville d’Alexandrie, érigée à l’ouest du delta du Nil. Des dépôts grossiers, dont il est difficile de vraiment dissocier l’origine en raison d’un formidable brassage des éléments, sont ici l’œuvre de tsunamis, l’un exceptionnel daté de l’an 365, l’autre étant survenu plusieurs siècles après. Ces dépôts constituent le point de départ d’une étude sur les conditions de l’évolution du niveau de la mer et de l’occupation des deltas par les terres. Là où, au IIIe siècle avant J.-C., Alexandre Le Grand avait fait ériger une chaussée pour relier la ville à l’île de Pharos, les sols constitués de sédiments, instables, se sont affaissés de trois à cinq mètres, peut-être en plusieurs étapes, laissant le site se noyer comme certains quartiers de la ville. « Le même scénario s’est produit pour la ville de Tyr au Liban, à la même époque », raconte Nick Marriner. Depuis, la terre a repris ses droits : à Alexandrie, les limons du Nil ont transformé au fil des siècles l’île de Pharos en presqu’île.
Ailleurs les sédiments font défaut, c’est le cas de la majorité des plages dans le monde, en raison de l’anthropisation des cours d’eau qui entrave le transit sédimentaire naturel. « Le déficit de dépôts est à l’origine d’un recul de la terre qui se laisse grignoter par la mer, dont, de plus, le niveau monte en raison du réchauffement climatique. Un apport sédimentaire suffisant serait à même de contrer l’élévation du niveau de la mer. »
Quelles que soient les configurations, les échanges entre terre et mer sont permanents, un phénomène à la fois naturel et anthropique. « On veut fixer le trait de côte, or c’est impossible car le milieu est dynamique : il est vain de vouloir le maîtriser, et plus sage d’essayer de s’adapter à son évolution. »
L’adaptation, c’est aussi un maître-mot pour Emmanuel Garnier, directeur de recherche CNRS à Chrono-environnement, historien spécialiste du climat et des catastrophes naturelles, et qui vient d’être chargé par l’Office national des Nations Unies pour la réduction des risques, de participer à la rédaction d’un rapport d’évaluation sur les risques au niveau international. Se gardant de discours catastrophistes malgré le tragique de certaines situations, Emmanuel Garnier met en avant « l’opportunité que représente le changement climatique pour adopter de nouveaux modèles sociaux et d’aménagement du territoire, comme d’autres sociétés ont dû et pu le faire par le passé ».
De tout temps les crues, qui deviennent des « inondations » ou des « catastrophes » dès lors que les sociétés sont touchées, ont envahi les plaines qu’elles nourrissent de leurs alluvions. Et de tout temps les hommes ont cherché à se protéger des débordements des rivières, comme en témoigne la construction de digues au XIVe siècle. « Déjà se posait la question du financement des conséquences des catastrophes naturelles. La gestion du mécontentement social et des risques d’émeutes, liés aux bouleversements occasionnés, était d’une importance cruciale. » Aux XVIe et XVIIe siècles, si la religion plaçait les populations sous la dérisoire protection de reliques, le pouvoir politique qui lui était intimement lié mettait les habitants à l’abri et conservait la trace des catastrophes, en les consignant dans des registres et en les matérialisant par des repères. « Un ou deux siècles plus tard, on savait mesurer l’importance d’une crue par comparaison avec le passé. Aujourd’hui, les repères sont effacés et la mémoire dort dans les archives. On croit à tort au caractère inédit d’un phénomène. » Et paradoxalement, compte tenu de tous les moyens d’information dont disposent nos sociétés modernes, la mémoire est plus que jamais menacée, tributaire de supports numériques fragiles et de systèmes informatiques sujets aux changements.
« Or, une société sans mémoire ne peut rien prévoir », et pour Emmanuel Garnier, le déficit d’information est « une catastrophe bien plus grande que la catastrophe naturelle elle-même. »
Par ailleurs, la mobilité des populations n’aide pas à fixer cette mémoire. Il est fréquent d’entendre les gens déclarer « on n’a jamais vu ça », alors qu’ils vivent dans un endroit depuis dix ou vingt ans et n’ont pas suffisamment de recul. Le court laps de temps d’exercice des élus et des décideurs, et le cloisonnement des savoirs et des compétences empêchent aussi de tenir compte de la « vulnérabilité historique ».
Pourtant, un regard vers l’histoire et la consultation des témoignages de la mémoire peuvent donner des clés pour aider les sociétés à se prémunir des risques et à s’adapter. La tempête Xynthia, qui a ravagé la côte atlantique en 2010, a fait l’objet d’une étude dans le cadre du projet européen RISKIT, et de la parution d’un article scientifique fin 2017 dans la revue Coastal Engineering, dirigée par Emmanuel Garnier. Xynthia a causé la mort de vingt-neuf personnes dans un quartier côtier de la Faute-sur-Mer en Vendée. L’étude montre que les archives du journal L’Ouest-Éclair font état de submersions à cet endroit dans les années 1930 et 1940, ce qui peut sembler loin selon certains points de vue. Et les terrains agricoles d’alors ont laissé la place aux habitations. La digue érigée s’est révélée contreproductive, la mer alimentant une rivière dont le débordement s’est trouvé piégé derrière ce rempart, noyant les constructions.
« En France, on a la mémoire courte, on reconstruit des digues, on réinstalle les gens, mais on joue à la roulette russe. » Emmanuel Garnier en veut pour autre preuve les projets d’installation de marinas fluviales en bord de Seine, « à des endroits entièrement submergés lors des inondations de juin 2016 et de janvier 2018. »
L’Ouest Éclair du 25 mars 2018 |
En Grande-Bretagne, les compagnies n’assurent pas les zones à risque, laissant aux propriétaires l’entière responsabilité financière de leurs choix immobiliers. En Allemagne, les repères visuels signalant des inondations anciennes sont intouchables et survivent au temps, se révélant dissuasives. En France, les politiques d’urbanisation ne tiennent pas assez compte des enseignements du passé, alors que les crues obéissent à des cycles et sont susceptibles de se reproduire. Un des projets d’Emmanuel Garnier est de reconstruire le fil de la mémoire par le biais de statistiques, permettant d’établir des probabilités de retour des aléas climatiques. Un futur outil sur lequel s’appuyer pour prendre des décisions d’aménagement. Une perche tendue… qu’il restera à saisir. Les dernières intempéries en région parisienne semblent venir en contradiction de ce souhait, avec des glissements de terrain et des inondations ayant provoqué la fermeture du RER B et des autoroutes A 13 et A 4, et près de 600 km de bouchons en Île-de-France le 12 juin dernier. « La question est désormais la suivante », estime Emmanuel Garnier : « Construit-on des réseaux de transport résilients depuis plusieurs décennies ? »
Reproduire dans une fibre optique les mécanismes physiques expliquant la survenue des vagues scélérates n’empêche pas John Dudley de s’intéresser aux caprices de la mer in situ. Lui aussi croit aux leçons du passé. Sa passion pour l’histoire et ses racines irlandaises l’ont conduit sur la piste des épisodes extrêmes qui ont marqué l’île d’émeraude à travers les siècles, en compagnie de chercheurs du cru et d’un étudiant préparant sa thèse sur le sujet, dans le cadre d’une collaboration entre l’université de Franche-Comté et la University College Dublin.
Plusieurs années d’investigations, que pour sa part John Dudley a menées en marge de ses recherches en optique à l’Institut FEMTO-ST, ont débouché sur un incroyable inventaire historique et une carte géographique indiquant les lieux et les descriptions des tsunamis, tempêtes, vagues scélérates et autres évènements extrêmes liés à la mer et à l’océan, survenus en Irlande. « L’île représente la zone la plus chahutée d’Europe, et les sources documentaires pour retracer les agitations qui l’ont traversée sont faciles d’accès, géographiquement concentrées. » Deux raisons qui fondent l’intérêt de ce travail et la valeur scientifique de la classification que les chercheurs ont produite à partir des différents types de vagues observées.
Ainsi The night of the big wind, en 1839, avec des vents à force d’ouragan, a valu des destructions mémorables à l’Irlande, de Dublin jusqu’au cœur du pays ; à 250 km au nord-ouest des côtes, un gigantesque glissement de terrain est à l’origine d’un tsunami tout aussi considérable, dont les stigmates se lisent encore 14 700 ans plus tard, sur une zone de 700 km2 appelée Peach Slide ; en 1914, la petite île d’Iniskeeragh, au nord, est presque submergée par une vague dont les habitants racontent avoir entendu le « hurlement d’eau » ; en descendant la côte, à l’ouest, Mullet Peninsula enregistre sept évènements extrêmes de 1837 à 1989, dont il est dit pour l’un d’entre eux que « la vague devrait être incroyable pour avoir grimpé les quarante mètres de roche puis les vingt-six mètres du phare placé à cet endroit, et causé tant de dégâts. »
Les vagues ont toujours façonné la côte d’Irlande, comme ici en octobre 2017,
avec l’ouragan Ophelia. Crédit photo : Niall Carson / PA Images via Getty Images
Sources documentaires et témoignages directs alimentent l’enquête des chercheurs, qui, menant un vrai travail de détective, apprennent à dégager les informations fiables de l’ensemble des données à leur disposition. La déclaration de Mrs O’Brian, affirmant dans le journal avoir eu de l’eau jusqu’à la poignée de sa porte d’entrée, est à prendre en considération, mais il faut savoir aussi lire entre les lignes des quotidiens : au XIXe siècle, flood signifiait déluge ; le mot a perdu de sa force au fil du temps, désignant aujourd’hui une simple inondation. Les ressources documentaires ont été compilées, comparées et mesurées à l’aune de techniques modernes, comme la modélisation des vagues océaniques à partir de relevés de terrain.
La classification et la localisation de ces évènements extrêmes constituent une base de réflexion pour l’exploitation énergétique de la force des vagues. Les chercheurs irlandais vont poursuivre le travail en enregistrant par capteurs la régularité et la vigueur des vagues aux endroits identifiés comme potentiellement les plus adaptés pour tirer de l’énergie renouvelable de la mer ou de l’océan… sans risquer leur colère.
Sous d’autres latitudes, l’Histoire ancienne révèle aussi ses enseignements. Ainsi l’antique cité biblique de Tel Dan, au nord d’Israël, alimentée depuis des millénaires par les sources du Jourdain, s’est cependant régulièrement vu abandonnée par ses habitants. Quels mécanismes sont à l’origine de ces désertions, alors même que les ressources en eau se sont de tout temps avérées suffisantes ? Malgré de longues périodes de sécheresse (2150 à 1950 avant J.-C., 1050-840 avant J.-C, 550-350 avant J.-C.), la ville dispose en effet des ressources en eau nécessaires aux besoins de sa population et de l’irrigation.
Il faut chercher des raisons du côté de la gestion de ces ressources : de violents affrontements entre les peuples moins favorisés et les habitants de la luxuriante Tel Dan auraient obligé ces derniers à fuir, privant par là même la cité d’un pouvoir central capable d’assurer la protection et la maintenance de ses systèmes de circulation d’eau. Les oliveraies et les cultures se sont alors transformées en zones marécageuses, apportant avec elles le fléau de la malaria, qui s’est installée de façon pérenne dans la région avant d’en être éradiquée, grâce au drainage des marais… dans les années 1950 seulement.
Ces résultats sont ceux d’une étude mêlant analyses de pollens et de sédiments, datations au carbone 14, dépouillement d’archives et de données archéologiques, une recherche franco-israélienne à laquelle a participé Nick Marriner, et qui a fait l’objet fin 2017 de la parution d’un article scientifique dans Science Advances. « Perdurant sur plusieurs siècles, les sécheresses ont provoqué des bouleversements sociaux de grande ampleur en Égypte, au Levant, en Asie, dont le destin de Tel Dan est un témoignage », estime Nick Marriner. Cette étude est d’un intérêt majeur pour comparer les situations d’aujourd’hui et d’époques anciennes, et tirer des leçons du passé pour trouver des solutions d’adaptation à des problèmes contemporains.
En Afrique aujourd’hui, la forte demande en eau sur certains secteurs impacte la quantité et la qualité de l’eau disponible. Hélène Celle-Jeanton, enseignante-chercheure en hydrogéologie, et Bertil Nlend, doctorant dans cette discipline en cotutelle de thèse entre l’université de Franche-Comté et l’université de Douala au Cameroun, étudient, entre autres problématiques, les phénomènes de salinisation des puits d’eau douce sur les côtes d’Afrique occidentale, d’Abidjan à Douala. La croissance démographique, notamment due au déplacement des populations « de l’intérieur » vers la côte pour y trouver du travail, est la raison principale de l’augmentation de la demande en eau. Pour y répondre, les habitants creusent eux-mêmes des puits à quinze, vingt, parfois cinquante mètres de profondeur, non seulement pour leur usage personnel, mais aussi pour la vendre. Au risque que l’eau de mer s’infiltre dans ces puits et les contaminent en sel, de façon irréversible. Avec la volonté de sensibiliser les populations et de leur donner les moyens d’améliorer une gestion souvent anarchique des puits, l’équipe de Chrono-environnement, avec l’appui de l’ambassade de France dans ces pays, apporte technologies et formation dans ses bagages, à chacune de ses missions. « Dans certains pays comme au Bénin, cela fait une quarantaine d’années que des missions françaises de soutien sont effectuées, parfois sous l’égide de l’ONU, raconte Hélène Celle-Jeanton. Les étudiants africains sont aujourd’hui très bien formés, cela permet d’initier des collaborations intéressantes et enrichissantes. »
Bénin, source aménagée dans un quartier de la ville de Douala |
Les équipements technologiques et les analyses chimiques permettent de quantifier et de qualifier les ressources, de vérifier le fonctionnement du système aquifère d’une ville et d’en contrôler l’évolution. « À Cotonou, la salinisation des puits est très marquée, alors qu’à Douala, plus arrosée par les pluies, un phénomène de dilution préserve pour l’instant les puits de la salinisation », rapporte Bertil Nlend. Le jeune chercheur témoigne : « Le problème de l’eau est tellement récurrent qu’il devient normal ; les gens font avec, et quand les puits sont contaminés, ils essaient de trouver des astuces pour se contenter de cette eau salée. »
Bertil Nlend s’installera à Douala une fois son doctorat en poche, pour travailler à l’Institut de recherche géologique et minière où il occupe déjà un poste d’attaché de recherche. Son projet ? Travailler sur la nappe alluviale encerclant Douala, alimentée par le fleuve Wouri, qui traverse la ville. « Si l’eau salée s’infiltre dans une nappe, ce sont d’autres problèmes qui se posent. Cela n’a pas encore été le cas, mais il faut surveiller de près les évolutions de la circulation et de la qualité de l’eau pour prévenir une situation qui pourrait se révéler dramatique. »
La ponction d’eau à grande échelle est de façon globale une menace pour l’équilibre des aquifères et la circulation des eaux souterraines. Hélène Celle-Jeanton travaille sur ces problématiques en collaboration avec des collectivités publiques aussi bien pour certaines villes de France, dont Besançon fait partie, que dans les pays africains. « En Lorraine, l’eau circulant en sous-sol, filtrée par des grès datant du Trias, a en moyenne 15 000 ans d’âge. Mais les mesures physicochimiques de l’eau montrent qu’elle a « perdu » plusieurs milliers d’années en à peine quelques décennies. » Ce constat signifie une baisse des niveaux : l’eau s’infiltre toujours de la même façon à partir de la pluie, mais son extraction, rapide, l’empêche de prendre le temps de circuler, de se recharger en minéraux et de constituer autant de réserves que par le passé.
Entre autres explications à une surconsommation d’eau, la spécialiste pointe surtout du doigt les nouvelles pratiques agricoles, comme le maraîchage qui remplace parfois la vigne et demande de l’arrosage, et la progression de la culture du maïs, grande consommatrice d’eau.
La disponibilité des ressources en eau et leur accès aux populations sont une problématique planétaire qui n’ira qu’en s’accentuant avec l’augmentation de la population et le réchauffement climatique. En 2050, plus de cinq milliards d’êtres humains souffriraient du manque d’eau, soit près de la moitié de la population prévue. Consciente de l’enjeu, la Direction du développement et de la coopération suisse a lancé un programme de recherche consacré à la question de l’eau dans le monde, notamment dans les pays les plus vulnérables. La Haute Ecole Arc Ingénierie est intervenue dans ce protocole pour la mise au point de dispositifs technologiques innovants, afin d’assurer la meilleure gestion possible des ressources. Au terme de quatre années de travail, l’équipe du projet iMoMo peut s’enorgueillir d’avoir concocté avec les populations concernées une solution pratique, efficace et peu coûteuse, déjà à l’œuvre dans certains pays, et en cours de développement dans d’autres. Philippe Geslin et Gaëtan Bussy, du groupe Conception de produits centrée utilisateurs, ont travaillé à ce projet main dans la main avec leurs collègues du groupe Systèmes électroniques embarqués.
Spécialiste d’anthropologie sociale et d’ethnologie, Philippe Geslin explique que toute la démarche a été menée en collaboration avec les populations. L’histoire démarre au nord-est de la Tanzanie, sur le bassin versant de la rivière Pangani, au pied du Kilimandjaro. « Nous avons voulu savoir quel instrument était traditionnellement utilisé pour mesurer les hauteurs d’eau disponible. Le bâton de bois est l’outil de prédilection des différentes communautés, et nos investigations ont montré qu’il en est de même dans bien d’autres parties du monde. »
Le smartstick mesure automatiquement les hauteurs d’eau
Le bâton est donc aussi adopté par les chercheurs, qui s’ingénient à le rendre « intelligent ». « Nous avons mis au point un bâton équipé de capteurs pour mesurer les hauteurs d’eau. Ces informations sont ensuite enregistrées par une application installée sur les téléphones portables d’habitants bénévoles, puis transmises à une base de données qui les centralise et les analyse », explique Gaëtan Bussy. Partant d’une réalité et de pratiques locales, le smartstick est bien accepté et utilisé par les habitants, et son efficacité se double d’un autre avantage : les enregistrements automatiques qu’il effectue interdisent la triche, et l’eau est équitablement répartie entre les ethnies, ce qui évite toute velléité de conflit. Outre l’innovation technologique, l’originalité de la démarche repose sur la boucle d’informations réalisée : les agriculteurs transmettent les informations au ministère de l’Eau, qui en retour, et selon leur souhait, leur procure des données financières émanant des marchés. La vente de leurs productions se fait auprès de commerçants itinérants, qui en fixent les valeurs à leur passage ; connaître les prix du marché permet aux agriculteurs de meilleures négociations…
La technologie donnera-t-elle les moyens aux gouvernements d’affiner la gestion des ressources en eau, basée sur l’installation de barrages et de lacs artificiels ? S’il paraît prématuré de répondre à cette question, le smartstick, lui, poursuit son chemin. Il pourrait connaître un nouveau développement technologique, avec la mesure du débit d’un cours d’eau, quel que soit son profil. En attendant, il a déjà été adopté par plusieurs communautés en Afrique, au Mozambique, en Tanzanie, en Ouganda et au Kenya, et en Asie Centrale au Kirghizistan.
En cheminant dans les terrains et en y creusant des galeries, les « bâtisseurs du sol » que sont les vers de terre accomplissent un travail essentiel à la construction des écosystèmes. Quel est l’impact des inondations sur les communautés de vers de terre et sur la structuration du sol ? C’est une question que se pose Claire Le Bayon au laboratoire d’Écologie fonctionnelle à l’université de Neuchâtel, par le biais de différents programmes.
Deux travaux de thèse financés par le Fonds national suisse (FNS) portent l’un sur les variations des communautés de vers de terre dans les zones alluviales, à savoir les surfaces susceptibles d’être inondées par un cours d’eau, l’autre sur une comparaison de ces variations entre zones endiguées et zones revitalisées, c’est-à-dire rendues à leur état naturel originel. Les études portent également sur le rôle joué par les végétaux dans la construction et la stabilisation des sols. « Les plantes et les vers de terre sont les acteurs qui, en zone alluviale, sont les plus efficaces. Ces ingénieurs de l’écosystème sont des pionniers de leur occupation, car ils sont au départ seuls aptes à vivre dans les limons et les sables de ces milieux. »
Capables de retourner et de reconfigurer des épaisseurs de 25 cm de terre en quelques années, en fabriquant des agrégats les vers aident à la circulation de l’air et de l’eau dans le sol, préparant les conditions pour que s’installent à leur tour les micro-organismes, les bactéries et les champignons, et une succession végétale composée de saules, d’aulnes, puis de frênes…, l’ensemble forgeant l’écosystème des plaines alluviales.
Des données hydrogéologiques fournies par le Centre d’hydrogéologie et de géothermie (CHYN) de l’université de Neuchâtel pour établir des modèles de crue et de décrue, intégrant les dépôts de sédiments, servent de base aux investigations des chercheurs aux abords des rivières, qui remarquent que les premiers « ingénieurs de l’écosystème » sont les plantes, et notamment Phalaris, une variété de graminées, qui, outre la fabrication d’agrégats, stabilise les berges, aidant ainsi l’écosystème à résister aux crues. Ils constatent également que plus on s’éloigne de la rivière, plus les sols de la zone alluviale sont riches en variétés de vers de terre, certains agissant en surface, d’autres en profondeur, d’autres encore assurant la liaison entre les deux. Plus de richesse également dans les secteurs restaurés que dans les zones endiguées, signe qu’un écosystème naturellement soumis aux crues du cours d’eau qui l’irrigue fonctionne à un meilleur régime.
Contacts :
Michel Magny / Nick Marriner / Emmanuel Garnier / Hélène Celle-Jeanton / Bertil Nlend
Laboratoire Chrono-environnement – UFC / CNRS
Tél. +33 (0)3 81 66 65 68
John Dudley – Institut FEMTO-ST – UFC/ ENSMM / UTBM / CNRS
Tél. +33 (0)3 81 66 64 94
Philippe Geslin / Gaëtan Bussy – Haute Ecole Arc Ingénierie
Tél. +41 (0)32 930 13 60 / 25 15
Claire Le Bayon – Laboratoire d’Écologie fonctionnelle – Université de Neuchâtel
Tél. +41 (0)32 718 23 65