Université de Franche-Comté

Eaux rebelles et capricieuses…

Trouver les moyens de s’adapter

Ile-Tudy, Finistère, photo Fred Tanneau

L’adaptation, c’est un maître-mot pour Emmanuel Garnier, directeur de recherche CNRS à Chrono-environnement, historien spécialiste du climat et des catastrophes naturelles, et qui vient d’être chargé par l’Office national des Nations Unies pour la réduction des risques, de participer à la rédaction d’un rapport d’évaluation sur les risques au niveau international. Se gardant de discours catastrophistes malgré le tragique de certaines situations, Emmanuel Garnier met en avant « l’opportunité que représente le changement climatique pour adopter de nouveaux modèles sociaux et d’aménagement du territoire, comme d’autres sociétés ont dû et pu le faire par le passé ».

De tout temps les crues, qui deviennent des « inondations » ou des « catastrophes » dès lors que les sociétés sont touchées, ont envahi les plaines qu’elles nourrissent de leurs alluvions. Et de tout temps les hommes ont cherché à se protéger des débordements des rivières, comme en témoigne la construction de digues au XIVe siècle. « Déjà se posait la question du financement des conséquences des catastrophes naturelles. La gestion du mécontentement social et des risques d’émeutes, liés aux bouleversements occasionnés, était d’une importance cruciale. » Aux XVIe et XVIIe siècles, si la religion plaçait les populations sous la dérisoire protection de reliques, le pouvoir politique qui lui était intimement lié mettait les habitants à l’abri et conservait la trace des catastrophes, en les consignant dans des registres et en les matérialisant par des repères. « Un ou deux siècles plus tard, on savait mesurer l’importance d’une crue par comparaison avec le passé. Aujourd’hui, les repères sont effacés et la mémoire dort dans les archives. On croit à tort au caractère inédit d’un phénomène. » Et paradoxalement, compte tenu de tous les moyens d’information dont disposent nos sociétés modernes, la mémoire est plus que jamais menacée, tributaire de supports numériques fragiles et de systèmes informatiques sujets aux changements.

« Or, une société sans mémoire ne peut rien prévoir », et pour Emmanuel Garnier, le déficit d’information est « une catastrophe bien plus grande que la catastrophe naturelle elle-même. »

 

Un devoir de mémoire bafoué

Par ailleurs, la mobilité des populations n’aide pas à fixer cette mémoire. Il est fréquent d’entendre les gens déclarer « on n’a jamais vu ça », alors qu’ils vivent dans un endroit depuis dix ou vingt ans et n’ont pas suffisamment de recul. Le court laps de temps d’exercice des élus et des décideurs, et le cloisonnement des savoirs et des compétences empêchent aussi de tenir compte de la « vulnérabilité historique ».

Pourtant, un regard vers l’histoire et la consultation des témoignages de la mémoire peuvent donner des clés pour aider les sociétés à se prémunir des risques et à s’adapter. La tempête Xynthia, qui a ravagé la côte atlantique en 2010, a fait l’objet d’une étude dans le cadre du projet européen RISKIT, et de la parution d’un article scientifique fin 2017 dans la revue Coastal Engineering, dirigée par Emmanuel Garnier. Xynthia a causé la mort de vingt-neuf personnes dans un quartier côtier de la Faute-sur-Mer en Vendée. L’étude montre que les archives du journal L’Ouest-Éclair font état de submersions à cet endroit dans les années 1930 et 1940, ce qui peut sembler loin selon certains points de vue. Et les terrains agricoles d’alors ont laissé la place aux habitations. La digue érigée s’est révélée contreproductive, la mer alimentant une rivière dont le débordement s’est trouvé piégé derrière ce rempart, noyant les constructions.

« En France, on a la mémoire courte, on reconstruit des digues, on réinstalle les gens, mais on joue à la roulette russe. » Emmanuel Garnier en veut pour autre preuve les projets d’installation de marinas fluviales en bord de Seine, « à des endroits entièrement submergés lors des inondations de juin 2016 et de janvier 2018. »

L’Ouest-Éclair du 25 mars 1928

En Grande-Bretagne, les compagnies n’assurent pas les zones à risque, laissant aux propriétaires l’entière responsabilité financière de leurs choix immobiliers. En Allemagne, les repères visuels signalant des inondations anciennes sont intouchables et survivent au temps, se révélant dissuasives. En France, les politiques d’urbanisation ne tiennent pas assez compte des enseignements du passé, alors que les crues obéissent à des cycles et sont susceptibles de se reproduire. Un des projets d’Emmanuel Garnier est de reconstruire le fil de la mémoire par le biais de statistiques, permettant d’établir des probabilités de retour des aléas climatiques. Un futur outil sur lequel s’appuyer pour prendre des décisions d’aménagement. Une perche tendue… qu’il restera à saisir. Les dernières intempéries en région parisienne semblent venir en contradiction de ce souhait, avec des glissements de terrain et des inondations ayant provoqué la fermeture du RER B et des autoroutes A 13 et A 4, et près de 600 km de bouchons en Île-de-France le 12 juin dernier. « La question est désormais la suivante », estime Emmanuel Garnier : « Construit-on des réseaux de transport résilients depuis plusieurs décennies ? »

 

Article extrait du dossier « Eaux rebelles et capricieuses », en direct n° 277, juillet-août 2018

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