Université de Franche-Comté

Droit, science politique, économie… et pandémie
Le Grand format du n° 290

« Il convient selon nous d’admettre que les circonstances actuelles, qui ont donné lieu à des décisions d’autorités affectant toute l’économie, sont d’une ampleur telle qu’elles n’ont jamais été examinées par la jurisprudence ni envisagées par la doctrine. »

Jean-Philippe Dunand, Rémy Wyler

 

Casse-têtes juridiques

Photo Deelin – Pexels

La crise sanitaire a apporté son lot de cas particuliers et de situations inédites qui, entre droit commun et règles spéciales, se sont révélées être de véritables casse-têtes juridiques pour les citoyens et pour les entreprises.
Les spécialistes en droit n’ont pas manqué d’être sollicités pour apporter des clés de compréhension et d’interprétation des textes. Jean-Philippe Dunand et Rémy Wyler, tous deux avocats et professeurs de droit, l’un à l’université de Neuchâtel, l’autre à l’université de Lausanne, ont ainsi rédigé plusieurs contributions doctrinales
à ce sujet. « Différentes phases ont ponctué la crise, tous les 15 jours environ il était nécessaire de répondre à de nouvelles questions », explique Jean-Philippe Dunand.
Plusieurs ordonnances se sont succédé et ont complété des règles de droit commun forcément lacunaires dans une telle situation.
« En Suisse, une loi de santé publique datant de 2012 a pour but de prévenir et de combattre l’apparition et la propagation des maladies transmissibles. Cette loi n’avait cependant pas vocation à régler toutes les questions juridiques occasionnées par la pandémie que nous connaissons. L’une des premières problématiques était de déterminer ce qui devait être de la compétence des cantons et de celle de la confédération ».
Ainsi le déconfinement a été l’affaire des cantons, mais certaines règles ont été imposées par la confédération, comme l’obligation de porter un masque dans les transports en commun.
« Le droit comporte toujours une marge importante d’interprétation, d’autant plus en période exceptionnelle ; l’ensemble du droit du travail a notamment été questionné », explique Jean-Philippe Dunand.
La question du versement des salaires en cas d’arrêt de l’activité d’une entreprise décidé par le gouvernement donnera lieu à des litiges devant les tribunaux, certains salariés ayant refusé le chômage partiel.
La controverse concerne de la même manière l’obligation faite de poser des jours de congés alors que les « buts des vacances » ne pouvaient être réalisés.
Les mesures spécifiques créées pour la protection des employés vulnérables, assorties, dans certains cas, d’une dispense de travailler avec maintien du droit au salaire, sont également sujettes à interprétation. « Toutes ces questions pourront faire l’objet de procédures judiciaires, mais il faudra attendre plusieurs années avant d’obtenir des décisions définitives. »
Depuis la fin du confinement, les règles de droit commun ont à nouveau cours. Cependant une loi, appelée « Loi COVID-19 », devrait prochainement être adoptée en Suisse : s’appuyant sur les mesures spéciales déjà édictées, elle devrait poser les bases d’un cadre juridique pérenne et plus facilement exploitable en cas de retour de mesures de confinement.

 

La crise sanitaire, un cas d’école

Des étudiants de master 1 de droit de l’entreprise de l’université de Franche-Comté se sont eux aussi penchés sur ces problématiques pour préparer un dossier technique à l’intention des entreprises, sous la coordination de Sâmi Hazoug, chercheur au CRJFC et enseignant à l’UFR STGI Belfort-Montbéliard, avec la collaboration des présidents de juridictions locales.

Photo Ketut Subiyanto – Pexels

Quatre axes déterminés par les besoins du terrain ont guidé leur travail : le recensement des différentes mesures gouvernementales d’aide aux entrepreneurs mises en place ; la gestion des contrats en cours et la mobilisation des règles de droit commun et des dispositions spéciales ; la protection de la résidence principale de l’entrepreneur ; le rétablissement personnel, dispositif du droit de la consommation permettant l’effacement de certaines dettes. Une question fréquente concerne le règlement des loyers : dans quelle mesure un entrepreneur dont l’activité est suspendue doit-il payer le loyer pour ses locaux ? « Dans une telle situation, l’entrepreneur n’est pas tenu de régler son loyer, c’est une règle de droit commun qui tranche la question », explique Sâmi Hazoug. Une règle spécifique établie pendant le confinement prévoit le report des pénalités de retard liées à un défaut de règlement. Mais ces pénalités ne sauraient ici s’appliquer : elles sont sans objet dès lors que le montant des loyers n’est pas exigible.
C’est un guide pratique à destination des présidents de tribunaux, des avocats et des entrepreneurs, qui est ici proposé. Sâmi Hazoug souligne l’engagement des étudiants dans ce projet et leur enthousiasme à l’idée d’apporter leur contribution dans le cadre de cette situation difficile.

Option télétravail

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Si le télétravail fait peu à peu son chemin dans le monde du travail, la crise sanitaire l’a carrément propulsé sur le devant de la scène. En combinant poursuite des activités et protection de la santé des salariés, le télétravail est apparu comme la meilleure voie de recours lorsqu’il était possible, sinon facile,
de le mettre en place.
Au CRJFC, Benoît Géniaut, enseignant-chercheur en droit privé, montre que le droit aborde le télétravail selon trois points de vue : celui de l’employeur, qui détient le pouvoir de décision sur l’organisation de son entreprise ; celui de l’employé, que le télétravail peut intéresser pour son projet de vie, mais qui ne peut l’imposer par lui-même ; celui des pouvoirs publics, pour qui il peut s’intégrer à un projet de société, mais qui n’a qu’un rôle incitatif.
« Le télétravail est en premier lieu vu comme un projet de l’entreprise. L’individu et la collectivité sont certes pris en considération, mais de façon timide et fragile », raconte Benoît Géniaut, pour qui la crise sanitaire accentue les traits de cette configuration.
En 2017, une nouvelle définition juridique du télétravail faisait disparaître de la loi son obligation de régularité et sa prévision dans le contrat de travail. Le « statut de télétravailleur » a fait place à la notion de « situation de télétravail », dont le recours massif lors de la crise a mis en évidence qu’elle entre pleinement dans les règles communes de droit.
La mise en œuvre du télétravail peut être soumise à un accord collectif au sein de l’entreprise ; elle peut aussi s’appuyer sur une charte élaborée par l’employeur seul, voire devenir effective sur la simple approbation du salarié.
Cependant la crise a mis au jour certains aspects contradictoires des textes. La définition légale du télétravail, qui précise que le salarié doit être volontaire, est contredite en cas de menace épidémique : la loi considère alors le télétravail « comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés ». L’application de ce texte en pleine crise sanitaire fait par ailleurs émerger la problématique de la durée de la menace épidémique : si l’on considère que ce sont les pouvoirs publics qui doivent en fixer les bornes, leurs directives pourront-elles être suffisamment précises pour espérer voir la mise en œuvre du télétravail se réguler sans heurts ?
La crise a par ailleurs montré que l’émergence potentielle d’un droit au télétravail pour le salarié se heurte à des obstacles majeurs, en premier lieu l’incompatibilité de certains postes avec le télétravail et les inégalités qu’il pourrait signifier.
Entrepreneurs, salariés, pouvoirs publics : si chacun des acteurs se positionne aux yeux du droit, il est difficile de savoir comment leur rôle respectif évoluera à l’avenir. Compromis et concertation semblent pour l’instant de mise.

 

Règle n° 1 : assurer la protection des salariés

Mais si en France, la loi du 23 mars 2020 déclarant l’état d’urgence sanitaire invite les entreprises à avoir recours au maximum au télétravail, certaines ont poursuivi tout ou partie de leur activité en présentiel, soit par choix, soit parce qu’elles répondaient aux critères dérogatoires définis par le gouvernement. Cela ne soustrait bien sûr aucunement l’employeur à l’obligation qui lui est faite, par le code du travail, de « prendre les mesures nécessaires pour assurer la santé et la sécurité des travailleurs ». Actions d’information et de formation, mise en place d’une organisation et de moyens adéquats, adaptabilité des mesures sont autant de traductions concrètes de cette exigence. « Un manquement à ces obligations constitue une faute susceptible d’engager la responsabilité pénale de l’employeur », explique Béatrice Lapérou-Scheneider, directrice du CRJFC, enseignante-chercheuse en droit privé et sciences criminelles.
Des plaintes ont été déposées dans ce sens par des salariés ou des organisations syndicales, essentiellement pour atteinte à la vie ou à l’intégrité physique, mise en danger délibérée des salariés ou manquement aux règles d’hygiène et de sécurité. « Des difficultés particulières liées au contexte de la crise sanitaire se poseront aux juges pour apprécier la faute de l’employeur : considération de la notion de « mesures barrières », détermination du caractère intentionnel ou non de la violation des règles de sécurité, établissement d’un lien de cause à effet entre le non-respect des règles et la contamination par le virus.
Béatrice Lapérou-Scheneider précise l’importance des enjeux : « En cas de décès d’un salarié, l’employeur dont la responsabilité est établie dans le cadre de la violation délibérée d’une règle de sécurité peut encourir jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende ».

 

Amazon épinglé

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On s’en souvient, la condamnation d’Amazon par la justice française avait fait grand bruit dans les médias aux premières heures du confinement.
Il était reproché au géant de l’e-commerce de ne pas suffisamment assurer la protection de ses salariés, alors que les commandes sur le net montaient en flèche et que le nombre des salariés présents sur les sites suivait une courbe proportionnelle. Enseignante-chercheuse en droit privé au CRJFC, spécialiste du droit du travail, Chantal Mathieu s’est penchée sur ce cas, qui, s’il n’est peut-être pas unique dans l’histoire de la crise sanitaire, est le plus célèbre à ce jour. « L’inspection du travail comme les syndicats dénonçaient des mesures de sécurité insuffisantes. L’affaire a été portée devant la Cour d’appel de Versailles, qui a confirmé un premier jugement estimant que l’obligation de sécurité de l’employeur n’était pas respectée », rappelle Chantal Mathieu.
Au-delà du manquement à ses obligations, c’est surtout le manque de concertation avec les représentants des personnels qui a été reproché à la firme américaine. « Dans l’urgence, il apparaît normal que des décisions soient prises rapidement. Mais le document d’évaluation des risques aurait pu être retravaillé par la suite en tenant compte des informations recueillies sur le terrain. » C’est ce manque de dialogue qu’a jugé la Cour d’appel. Le rôle participatif des représentants du personnel a été interprété par les juges de façon plus forte qu’il ne l’est habituellement. « Sans doute l’exigence particulière à la situation explique-t-elle que cette interprétation de la notion de participation ait monté d’un cran », commente Chantal Mathieu.
Autre sujet d’étonnement dans le jugement prononcé : plutôt qu’imposer une limitation du nombre des salariés sur les sites, ce qui aurait été plus conforme aux pratiques du droit, l’obligation a été faite à Amazon de ne livrer que des produits de première nécessité. Une décision vue comme une volonté de rééquilibrer le jeu de la concurrence à l’intérieur de l’Hexagone. Le géant du web a préféré fermer tous ses sites français plutôt qu’avoir à supporter des sanctions financières en cas de mauvaise interprétation de la notion de première nécessité. Les sites des pays voisins, eux, ont pu continuer à approvisionner les consommateurs français… D’un point de vue juridique, les syndicats et les représentants du personnel ont été entendus, mais sur le plan économique, la donne est restée la même.

 

Plus de travail pour les robots

C’est aussi une conséquence de la crise sanitaire : les robots affirment leur place dans le monde du travail. Insensibles aux pathologies humaines, les robots constituent une solution que l’avènement de la pandémie
a favorisée.
Dotés d’intelligence artificielle, ils sont capables de préparer les dossiers d’un avocat comme le ferait un assistant juridique, ou de gérer un portefeuille d’actions à la place d’un conseiller financier.
« Pendant la crise, la banque UBS a installé 6 robots chargés de traiter les demandes de crédit des PME ; ils effectuent le travail de 280 employés », raconte Milad Zarin, directeur de l’Institut de recherches économiques de l’université de Neuchâtel (IRENE) et professeur d’économie, qui mène des recherches autour de ce phénomène en Suisse, déjà d’actualité avant la crise. « Pour la première fois, une avancée technologique risque de générer un solde négatif entre les emplois qu’elle est susceptible de supprimer et ceux qu’elle a l’avantage de créer. » La structure même de l’emploi est en passe de changer, avec une augmentation à la fois du nombre d’emplois très qualifiés et très peu qualifiés, et une chute de la demande des emplois intermédiaires.
La question se pose de l’impact du processus sur les finances publiques. Avec un scénario promettant une hausse des dépenses de chômage et de formation en même temps qu’une baisse des recettes fiscales, lesquelles sont en grande partie prélevées sur les revenus de travail de personnes en activité, la balance risque de pencher du mauvais côté. Même danger pour le financement de la sécurité sociale, lui aussi basé sur le travail salarié.
« La réflexion devra s’orienter vers une réforme fondamentale du système de prélèvement. Il pourrait être envisagé de faire payer une taxe sur les robots, voire de faire naître, aux côtés des personnes physique et morale identifiées par le droit, une troisième personnalité juridique, la personne élec­tronique, elle aussi assujettie à l’impôt. »

 

Bilan en demi-teintes pour l’Union européenne

Échelle nationale, européenne, internationale… en matière de pandémie, les différents droits se complètent et parfois se heurtent à des difficultés techniques, voire à la mauvaise volonté des États pour des raisons essentiellement politiques ou économiques. Le manque de réactivité de l’Union européenne a souvent été pointé du doigt, or celle-ci ne dispose que d’une compétence réduite dans les domaines d’action en lien direct avec la lutte contre une pandémie, comme le rappelle Amanda Dubuis, enseignante-chercheuse en droit de la santé, dans l’étude qu’elle a menée au CRJFC. « Les mesures à adopter sont de la responsabilité des États membres, l’Union apportant son soutien pour appuyer leur action. »

Le nombre de lits de soins dits « aigus » disponibles
dans les hôpitaux de chaque pays européen
pour 1000 habitants.
Données OCDE (année 2018)
Source : touteleurope.eu

Différents instruments existants ou créés spécialement pendant la crise ont été mis à disposition par l’Union pour aider à la prise de décision et à une meilleure coordination entre les États. Le contexte d’incertitude explique en partie les retards et les manquements observés.
D’un point de vue logistique, le réseau de surveillance épidémiologique et de contrôle des maladies transmissibles, créé en 1998 à la suite de la crise de la vache folle, et le centre européen de prévention et de contrôle des maladies, institué en 2004, ont permis de surveiller l’évolution de la pandémie et de fournir des informations aux États. Le mécanisme de protection civile de l’Union a pour la première fois donné lieu à la constitution d’une réserve de matériel médical par le biais du dispositif rescUE. Et si l’Union est intervenue tardivement pour proposer une réponse coordonnée face à la propagation de la maladie, elle a mieux préparé la sortie du confinement en élaborant une feuille de route adaptable selon la situation de chaque pays.
Le rétablissement des contrôles aux frontières, tel qu’il est rendu possible par le code Schengen, a pris une ampleur encore jamais observée, générant des situations d’une complexité inouïe. Tous les États membres ont adopté de telles mesures de contrôle. Résultat : des attentes aux frontières se prolongeant jusqu’à 24 heures, même pour les camions transportant des fournitures médicales.
« Des aménagements ont été mis en place par la suite, comme la création de voies prioritaires. La coordination est arrivée tardivement, mais a fini par porter ses fruits. »
Sur le plan médical, le principe de solidarité a été malmené par un réflexe de repli de la part de certains pays. C’est de la Chine, de la Russie et de Cuba que l’Italie a reçu du secours au plus fort de la pandémie, alors qu’elle manquait notamment de masques… La réponse de l’UE a été de réceptionner le matériel de protection médicale envoyé par les pays tiers, puis de le diffuser en fonction des besoins des États, de créer des réserves grâce au dispositif rescUE, de passer des marchés communs pour effectuer des achats groupés. Mis en place de longue date, le système de soins transfrontaliers a permis à des patients d’être soignés dans un pays voisin. Grâce à ce dispositif, complété de lignes directrices édictées en avril, la mobilité des professionnels de santé a été facilitée, l’échange d’informations également.

 

L’Europe entre enjeux économiques et solidarité

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Enseignant-chercheur en science politique, membre du CRJFC, Vincent Lebrou propose pour sa part une lecture politique de l’action de l’Union européenne. Il montre que la gestion de la crise sanitaire, avec pour mots d’ordre relance économique, fermeture des frontières et austérité, est révélatrice des évolutions récentes de la philosophie de l’Union. Il explique qu’en imposant « l’austérité comme cadrage dominant des politiques publiques européennes dans le domaine de la santé », l’Union européenne a sa part de responsabilité dans les défaillances des systèmes de soins lors de la crise. Même si la santé n’entre pas dans le champ des compétences de l’Union, les systèmes de santé sont des instruments de gestion des politiques budgétaires des États membres, sur lesquels les institutions européennes disposent d’un pouvoir accru depuis la crise économique et financière de 2008. En incitant à des mesures d’économie drastiques, que les États ont répercuté en premier lieu sur l’hôpital, l’Union européenne a contribué à l’affaiblissement des systèmes de soins, que la pandémie a mis au jour de façon criante.
Au plus fort de la crise sanitaire, l’Europe a agi sur des leviers financiers pour répondre aux enjeux économiques qui demeurent la priorité de son action. En assouplissant les conditions de prêts aux entreprises et aux particuliers, et en octroyant 750 milliards d’euros au rachat de dettes publiques et privées, la Banque centrale européenne (BCE) en a été l’instrument essentiel. Là encore, la crise agit comme un révélateur : elle confirme l’influence grandissante de la BCE au sein de l’Union depuis la crise de 2008, la rapidité d’action dont celle-ci a fait preuve n’étant pas étrangère à la dimension politique qu’elle a pu acquérir ces dernières années. D’un point de vue sanitaire, la fermeture des frontières a été la première réponse apportée pour contrer la pandémie, une décision que nul ne conteste mais qui met en lumière comment, dans un contexte de gestion de crise, on assiste à un recul de l’Union au profit des nations. L’existence des frontières ressurgit, s’opposant à l’idée fondatrice de liberté de circulation des personnes historiquement inséparable du projet de construction européenne.
Cette décision n’est pas sans rappeler celles prises par certains États lors de la crise migratoire de 2015. « La crise actuelle pourrait à l’avenir servir de prétexte à plusieurs dirigeants européens pour fermer durablement leurs frontières aux futurs migrants, réfugiés ou demandeurs d’asile », analyse Vincent Lebrou, qui conclut : « La situation de pandémie contribue bien davantage à la réactivation de clivages structurants du fonctionnement de l’Union européenne qu’à l’apparition de nouvelles perspectives politiques et sociales valorisant la solidarité entre États et citoyens ».

 

Les règles internationales, nécessaires mais pas suffisantes

Adopté en 2005 par 196 États, le Règlement sanitaire international (RSI) vise à mettre en œuvre des mesures de protection en cas de risque de propagation de maladies contagieuses. Il prend appui, comme d’autres avant lui, sur les principes énoncés dans le premier texte opérant en la matière et datant du milieu du XIXe siècle.
Hélène De Pooter, enseignante-chercheuse en droit public, membre du CRJFC, en souligne les écueils, notamment au regard du contexte de mondialisation dans lequel nous vivons. Aujourd’hui comme hier, les erreurs de jugement scientifique sont possibles et peuvent rendre les prises de décision inopérantes, voire contre-productives. Les risques de violation du principe de transparence, à une époque où les liaisons aériennes sont plus rapides que la période d’incubation d’une maladie contagieuse, restent d’actualité : les États peuvent hésiter à déclarer un épisode contagieux par crainte de conséquences économiques ou politiques, comme la Chine a été soupçonnée de l’avoir fait. La réticence des États à perdre de leur indépendance au profit d’une harmonisation des règles reste intacte au fil du temps.
« Cela explique qu’en Europe, la lutte contre les pandémies relève toujours et d’abord de la compétence des États, et qu’au niveau international, l’OMS soit cantonnée à un rôle de conseil. »
La conciliation entre protection de la santé publique et liberté des échanges internationaux tient d’un jeu d’équilibre qui continue à pencher en faveur de l’économie. La réticence de l’OMS à inviter à la restriction des échanges lors de la pandémie, faute de preuves suffisantes de l’efficacité d’une telle mesure, a été balayée, mais bien tard, par la précipitation des États à la mettre en œuvre.
« À certains égards, l’organisation de la réaction à la pandémie de COVID-19 n’est pas très éloignée de ce qu’elle pouvait être au XIXe siècle, et la crise actuelle en montre les limites. Au-delà du droit prévalant à l’international, dont les principes, fragiles, sont fondés sur la transparence et la confiance entre États, l’expérience incite à réfléchir à une politique de prévention afin de limiter le risque de survenance de nouvelles maladies infectieuses : c’est à l’interface entre l’homme, les animaux et l’environnement qu’émergent les nouvelles maladies infectieuses ; c’est à partir de cette donnée fondamentale qu’il faut chercher à appréhender le risque. »

Hélène De Pooter est l’auteure d’un ouvrage intitulé Le droit international face aux pandémies, vers un système de sécurité sanitaire collective ? (Pedone, 2015)

 

La Chine au centre de la polémique

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La Chine a été critiquée de manière sévère par la communauté internationale pour avoir tardé à avertir sur le risque de pandémie. Particulièrement visée par la critique, la ville de Wuhan, dont on se rappelle qu’elle était le point de départ de la pandémie, a mis deux voire trois semaines avant d’alerter. Le monde entier s’est ému du cas du docteur Li Wenliang, qui fut l’un des premiers à signaler le risque, et qui est mort de la COVID-19 sans avoir eu gain de cause auprès des autorités.
Enseignant-chercheur en droit public au CRJFC, Xiaowei Sun a souhaité expliquer la polémique sous l’angle juridique et de manière factuelle.
Il revient sur le système qui prévaut dans son pays d’origine. « Le droit chinois moderne est très jeune. Il se construit depuis 40 ans à partir des droits d’autres pays, qu’il adapte aux spécificités du pays. » L’étude des textes de loi montre que, en dépit de ce qui lui est reproché, la ville de Wuhan était dans la légalité. « Déclarer une épidémie suppose une autorisation de l’organe compétent et la vérification des informations, processus qui demandent du temps. À préciser que l’autorité compétente ici n’était pas Wuhan, mais la Province du Hubei, dont le président a d’ailleurs été révoqué par la suite ».
Le chercheur précise aussi le cas des lanceurs d’alerte, qui ont une reconnaissance juridique en Chine, mais qui doivent référer d’une suspicion d’épidémie à l’administration compétente. En France, l’exigence est la même, sauf en situation d’urgence : l’information peut alors être divulguée directement au public, ce qui n’est pas prévu par la loi en Chine.
« La crise sanitaire montre les limites du système juridique chinois, qui demande à ce que l’administration puisse parfaitement maîtriser les ressorts de l’information sur son territoire », conclut Xiaowei Sun.

 

Santé publique  versus  liberté individuelle : le code QR de santé

Parmi les mesures prises par la Chine pour lutter contre la pandémie, la mise en place du code QR de santé a fait la preuve de son efficacité. Il pose aussi la question du respect de la liberté individuelle au regard de la loi. Le code QR de santé est une fiche de renseignements élaborée d’après les informations données par un citoyen sur une application mobile. Après analyse des données, seul l’octroi d’un code de couleur verte permet de se déplacer sur le territoire et de pénétrer dans un lieu public. Les codes jaune ou rouge obligent la personne au confinement.

« La demande du code QR de santé n’est pas rendue obligatoire par la loi, mais l’octroi du code vert est un passe indispensable pour pouvoir circuler : de fait, les personnes ne peuvent s’y soustraire », explique Xiaowei Sun. De lourdes sanctions sont appliquées en cas de fausses déclarations, pouvant aller jusqu’à la prison ferme si elles sont sources de menace pour la santé publique.

La mise en œuvre d’une telle mesure est susceptible de porter atteinte à la liberté de circulation des personnes, elle intervient cependant dans un contexte où la sécurité publique prime. « La Chine, profondément marquée par l’épidémie de SRAS en 2002-2003, affiche la volonté d’atteindre l’objectif de zéro cas de SARS-CoV-2 sur son territoire. Cela explique qu’à Pékin, en juin dernier, la crainte d’une nouvelle vague ait été immédiatement maîtrisée par des mesures drastiques de confinement et un dépistage massif, alors que 30 cas, seulement pour un regard d’Occidental, avaient été recensés dans l’un des quartiers de la capitale. »

Le code QR de santé a été expérimenté pour la première fois dans la ville de Hangzou dès le 11 février 2020. Il a donné lieu à un cadrage national en avril pour être étendu à l’ensemble du territoire national en répondant aux exigences de compatibilité des systèmes informatiques et de transparence du procédé.

 

La courbe de fièvre de l’économie au jour le jour

Dès lors que la courbe de fièvre augmente, le taux de chômage augmente dans un délai de 6 à 24 mois. Depuis le pic de mi-mars, la courbe de fièvre a légèrement diminué, mais reste à un niveau élevé. Cela veut dire que le taux de chômage en Suisse va encore augmenter un peu puis se stabiliser à un niveau assez élevé.

Habituellement, la macroéconomie est suivie par des indicateurs de fréquence mensuelle, voire trimestrielle. Mais pour mieux connaître les impacts de la crise et savoir comment agir, les acteurs économiques et politiques ont besoin d’informations plus régulières. C’est pour leur donner ces clés d’analyse que les chercheurs de l’IRENE ont développé un indicateur quotidien de l’état de santé économique de la Suisse. Les banques centrales, les instituts économiques, les entreprises, la presse peuvent obtenir des informations et des graphiques actualisés tous les jours par une simple connexion internet.
Spécialiste de macroéconomie appliquée, Daniel Kaufmann est l’un des instigateurs de ce projet. « Avec le confinement, puis le déconfinement, les mesures ont changé de façon presque quotidienne. Nous voulions savoir ce que cela signifiait pour l’économie. »
Les données des marchés financiers, comme la volatilité des prix des actions et la variabilité des primes de risques demandées aux entreprises par les investisseurs, sont parmi les plus révélatrices en temps de crise. Elles sont ici compilées et complétées d’indications puisées dans des articles de presse révélant, grâce à une approche lexicale scientifiquement éprouvée, si la tendance de l’économie est à la récession ou pas.
La « courbe de fièvre » élaborée par les chercheurs, selon le nom qu’ils ont donné à leur indicateur, est établie à partir de toutes ces informations au jour le jour depuis début avril. « On constate qu’avec les mesures prises par la confédération, la situation économique s’améliore de manière progressive, avec une stabilisation mi-mai. Cependant, l’impact de la crise sanitaire sur l’économie est comparable à celui de la crise financière de 2008. » Le chercheur note qu’outre l’ampleur de la crise économique, la marge de manœuvre pour y faire face est plus limitée, en Suisse comme ailleurs en Europe. « Les banques centrales pratiquent aujourd’hui des taux extrêmement bas, c’est un levier sur lequel il est désormais difficile de jouer. » Se pose notamment la question du finan­cement des politiques budgétaires de relance pratiquées dans les pays les plus durement touchés.

 

Constituer des réserves de crise

C’est un instrument qui a été utilisé en Suisse jusqu’aux années 2000 : inciter à la constitution, par les entreprises, de réserves financières leur permettant de faire face à une crise tout en gardant leur indépendance par rapport à l’État ou au système bancaire.
Le principe en est simple : en période de haute conjoncture, l’entreprise place de l’argent sur un compte rémunéré dans une banque privée ou à la banque centrale, opération pour laquelle elle bénéficie d’un allègement fiscal. « Une difficulté propre ou une situation de crise générale peuvent donner lieu à la restitution des sommes placées, chaque entreprise récupérant sa propre mise », explique Milad Zarin, qui prend appui sur l’expérience passée pour réfléchir à la façon dont le système pourrait aujourd’hui être réactivé. « Le dispositif avait été abandonné en 2007 faute de succès. Il a davantage de chances d’emporter l’adhésion à l’avenir, car la crise à laquelle nous sommes confrontés n’était jusque-là pas imaginable. En provoquant un arrêt quasi-total de la machine économique mondiale, la pandémie a frappé les esprits. Force est de constater qu’en dépit des mesures sans précédent adoptées par les États sous forme de prêts garantis, un grand nombre d’entreprises rechignent à s’endetter. »

 

Analyse de comportements

Photo Anna Shvets / Pexels

Julien Intartaglia, doyen de l’Institut de la Communication et du marketing expérientiel (ICME) à la Haute Ecole de gestion Arc, s’intéresse à la façon dont la crise révèle les comportements des entreprises, des médias et des consommateurs.
Son analyse va dans le sens d’une nécessaire responsabilisation des entreprises : « La situation a montré que la plupart d’entre elles avaient des problèmes de liquidité importants. Ces entreprises se comportent parfois comme certains ménages, elles ne pensent pas qu’il est indispensable de créer de l’épargne pour être indépendantes financièrement. »
L’intervention des banques centrales européennes et américaines, en injectant des milliards d’euros ou de dollars dans l’économie, a évité la banqueroute. Les prêts à taux 0 et les aides se sont multipliées. « Il est indispensable que les entreprises se responsabilisent, et revoient leur rapport à l’argent. L’éducation financière, dont on ne parle jamais, est à mettre au programme de l’enseignement. »
Le spécialiste en marketing rappelle que les médias se sont faits le relais d’une situation économique calamiteuse, amplifiant le sentiment de chaos avec des projections contradictoires sur la reprise, en même temps qu’ils ont donné dans la surenchère d’informations à propos de la pandémie, indiquant au jour le jour le nombre de décès, insistant inlassablement sur les difficultés des conditions de soins. « L’ensemble a contribué à renforcer le sentiment de peur, à plonger le grand public dans un état d’anxiété permanent. »
Julien Intartaglia étudie l’impact de ce contexte anxiogène sur les comportements des consommateurs, contexte souvent contreproductif pour la collectivité. « Les intérêts personnels passent en général avant les bonnes intentions… Et il ne faut pas faire abstraction de la réalité économique, difficile pour certaines personnes, tout comme il ne faut pas oublier le fait que nous vivons dans une société de consommation. »
On a vu des gens se ruer dans les hypermarchés et dévaliser les rayons. Mais on a vu aussi des gens consommer local et privilégier le bio. Qu’en restera-t-il ? Les changements positifs de comportement des consommateurs vont-ils perdurer au-delà de la crise ?
Rien n’est moins sûr pour le chercheur, qui explique que « l’être humain est un être social et d’habitudes. Quelques semaines de confi­nement ne pourront pas changer radicalement des façons de fonction­ner acquises au fil des années. Il est difficile de changer de comportement, même si on le veut ».

 

Ebook de droit

Arcjuris est un portail numérique dédié au droit, créé pour favoriser la communication sur les formations juridiques et la recherche menée à l’université de Franche-Comté et à l’université de Neuchâtel. Il permet de mettre l’accent sur les problématiques transfrontalières et d’encourager la mobilité entre les différents acteurs de la discipline.
Dans ce cadre, un projet d’ebook est en cours afin de partager et de diffuser les travaux de recherche développés de part et d’autre de la frontière au cours de la crise sanitaire. « L’objectif est de recueillir des contributions en droit et en science politique sur l’impact de la COVID-19 sur les règlementations comme sur le fonctionnement des institutions, en France et en Suisse », explique Laurent Kondratuk, ingénieur de recherche au CRJFC et responsable de la plateforme. Cet ebook sera disponible au début de l’année universitaire 2020, accessible et téléchargeable gratuitement sur le site d’Arcjuris.

Contact(s) :
Université de Franche-Comté
Centre de recherches juridiques de l’université de Franche-Comté (CRJFC)
Tél. + 33 (0)3 81 66 66 08
Béatrice Lapérou-Scheneider
Sâmi Hazoug
Chantal Mathieu
Amanda Dubuis
Vincent Lebrou
Hélène de Pooter
Xiaowei Sun
Benoît Géniaut
Laurent Kondratuk

Université de Neuchâtel
Centre d’étude des relations de travail (CERT)
Jean-Philippe Dunand
Tél. +41 (0)32 718 13 19
Institut de recherches économiques (IRENE)
Milad Zarin/ Daniel Kaufmann
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Haute Ecole de gestion Arc
Julien Intartaglia
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