Si le progrès scientifique est un fait que le droit va être amené à connaître, c'est aussi une idéologie dont l'origine remonte à l'époque des Lumières. Doté d'assises morales, il y devient objet de foi et justifie le scientisme : le réel est la réalité scientifiquement observable, et ce qui n'est pas encore connu par la science le sera grâce à ses progrès. Ainsi, le progrès devient-il le but de la science en même temps que sa justification première : on parlera du scientisme comme de la religion du progrès.
Droit et progrès scientifique se rencontrent en maintes occasions. À tel point qu'il a parfois été soutenu que le savant et l'ingénieur, en raison des modifications que leurs travaux suscitent, contribuent plus à la formation du droit que les juristes eux-mêmes. En effet, quand une situation change en raison d'un progrès scientifique, le droit se modifie pour la régir. Il peut tout aussi bien être désireux de faire progresser la science et modifier la législation pour permettre le progrès. Il rejoint alors le scientisme.
Dans l'étude effectuée par Jean-René Binet, maître de conférences en droit privé à l'université de Franche-Comté, publiée aux Presses universitaires de France en 2002*, seul est retenu ce type de situations.
• La science servie par la loi, ou comment le droit positif s'est transformé pour permettre le progrès scientifique. Seule la biomédecine est envisagée, car son sujet principal est l'homme, cause de l'existence du droit. L'une a besoin de l'homme pour ses recherches, l'autre a pour fonction d'assurer la protection de l'homme. Lorsque le droit doit arbitrer entre, d'une part, la protection accordée à l'homme, d'autre part, la nécessité de diminuer cette protection pour permettre le progrès biomédical, il tend à faire le choix de la science.
Les scientifiques ont d'abord eu besoin du cadavre. La loi Caillavet du 22 décembre 1976 a alors institué la règle du consentement présumé aux prélèvements pratiqués à finalité scientifique. Des dérives conduisirent à la suppression provisoire de cette règle par l'une des lois dites de bioéthique du 29 juillet 1994. Depuis, la science n'a de cesse de réclamer que le droit lui rende ce qui lui a été pris. Dès lors, sans surprise, le régime favorable sera réinstitué à l'occasion de la très prochaine révision de cette loi. Ensuite, les scientifiques revendiquèrent la possibilité d'expérimenter sur des vivants. Ce fut l'objet de la loi Huriet du 20 octobre 1988 adoptée pour permettre la recherche biomédicale sans bénéfice individuel direct. Enfin, la science voulut disposer de l'embryon humain. Le développement des techniques d'assistance médicale à la procréation lui permit de disposer des embryons surnuméraires. C'est encore la loi du 29 juillet 1994 qui modifia cette situation, du moins en apparence, car l'interdit affiché par le législateur est formellement contredit par l'application jurisprudentielle du texte, le tribunal administratif de Paris, dans un jugement du 21 janvier 2003, ayant considéré que la recherche sur les cellules embryonnaires n'était pas interdite par la loi**.
• En outre, le droit des brevets, conçu pour protéger les inventions, se modifie pour permettre la protection de découvertes scientifiques. Quand la France aura transposé une directive communautaire du 6 juillet 1998, il sera possible de breveter des séquences génétiques qui, d'un strict point de vue de technique juridique, ne peuvent être analysées comme des inventions. Ainsi le droit sait se faire protecteur pour le fruit des recherches scientifiques.
• Le droit asservi par le scientisme ou les transformations de la pensée juridique au contact de l'idéologie du progrès. C'est donc un renversement des valeurs qui est constaté. Sa critique suppose d'admettre que l'objet d'une recherche en droit puisse être une réflexion axiologique, portant sur les valeurs sous-tendues par les règles de droit. Or, parce qu'elle porte sur ses finalités, et non sur la règle elle-même, cette critique est exclue de la science du droit dans la conception qui domine aujourd'hui. Conséquence majeure de la rencontre du droit et du progrès scientifique, celui-ci a pris la science pour modèle et a nourri à son égard des complexes. Par imitation, il est devenu une science positive, excluant de son étude la réflexion sur les fins pour se limiter à la réalité scientifiquement observable. Pourtant, la doctrine juridique avait été constituée différemment, et faisait une large part à la critique axiologique pour orienter le droit vers la solution juste et combattre pour la seule cause qui vaille : l'homme. Ne pas prendre position, en terme de valeurs, sur un droit qui s'écarte de ce qu'il devrait être ne peut, pourtant, être le rôle de la doctrine juridique.
• Les complexes du droit portent pour noms peur du vide et syndrome de Galilée. L'argument du vide juridique est d'invocation constante en matière biomédicale. Pourtant, ce vide n'existe pas. Tout problème trouvera une solution, car l'art du droit est celui-là : la qualification. Ce qui est possible, c'est que la solution ne satisfasse pas certains intérêts. Ainsi, l'institution de nouvelles lois ne vient pas combler un vide mais relève d'une volonté de modification du droit pour rendre licite ce qui ne l'était pas, ou le contraire. Bien qu'inexistant, ce vide charme le législateur qui, parce qu'il y croit souvent, se décide à modifier le droit. Ce dernier protégeait l'homme, il protégera le progrès scientifique. Refuser de mettre l'humain à disposition de la science serait, pour le droit, assumer d'être un frein au progrès scientifique, tout comme l'a été la religion. L'une a condamné l'héliocentrisme, l'autre condamnerait les recherches sur l'embryon. Ce faisant, le droit se montrerait successeur de la religion dans ses rapports avec le progrès scientifique. Cette affirmation est fausse mais le souvenir de la condamnation de Galilée incite le droit à ne pas aller contre le progrès.
Jean-René Binet
Centre de recherche sur la protection juridique de la personne
Université de Franche-Comté
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