Université de Franche-Comté

Destins de rivières

Monitoring au long cours

La source d’Arcier (25) alimente la ville de Besançon en eau potable – Photo Arnaud 25

« L’une des caractéristiques naturelles des rivières karstiques est qu’elles comportent très peu de plantes, car les milieux rocheux dont elles sont issues, surtout en tête de bassin versant, ne leur apportent que peu de nutriments. Dans les sections pas ou peu impactées par l’activité humaine, leur teneur en azote est inférieure à 5 mg par litre d’eau, une valeur qui atteint 40 mg en hiver dans les zones à forte pression anthropique », explique le géochimiste Marc Steinmann. D’où la vision, réelle mais complètement incongrue, d’une végétation poussant dans la Loue jusqu’à en traverser la surface.

Marc Steinmann est coordinateur de l’observatoire hydrogéologique Jurassic Karst au laboratoire Chrono-environnement. Depuis 2009, ce dispositif « vise à étudier les liens entre le fonctionnement biogéochimique de la zone d’infiltration et la réponse hydrochimique des systèmes karstiques, en portant une attention particulière aux conséquences du réchauffement climatique et de l’évolution de l’utilisation des sols ».

La source du Doubs à Mouthe (25), les sources de Fourbanne et d’Arcier dans la vallée du Doubs, et celle du Grand Bief à Lods dans la haute vallée de la Loue sont les quatre pôles d’observation actuellement en exploitation. Ils se prêtent à la mesure en continu de paramètres physico-chimiques caractérisant l’eau, tels que sa teneur en composés azotés, sa température, sa turbidité, qui est un indicateur de l’apport des sédiments vers la rivière et témoigne de l’érosion des sols. Autant de critères servant à caractériser la qualité de l’eau des sources et le fonctionnement des aquifères karstiques. La mesure de la conductivité électrique donne une idée du temps que l’eau a passé avec la roche.

« Une eau chargée en ions indique sa forte minéralisation, due à un long temps de séjour notamment pendant les périodes d’étiage de l’été. Les premières pluies abondantes de l’automne s’infiltrent dans le karst et font sortir, par effet piston, cette eau très minéralisée, accumulée dans les microfractures de la roche aux beaux jours. »

Ces eaux sont aussi riches en nitrates qui ont probablement été extraits des sols et transférés vers le karst lors de faibles précipitations au cours de l’été. Lors des premières crues d’automne on observe ainsi en parallèle un pic de conductivité et de nitrates. Les mesures montrent ensuite une baisse de la conductivité électrique, mais pas de la teneur en nitrates. Car lorsque le travail de « déstockage » de l’eau résiduelle est terminé, les « nouvelles » eaux de pluie ruisselant dans le karst n’ont pas eu le temps de se charger en minéraux. Elles transportent en revanche les nitrates présents dans les sols qu’elles ont lessivés.

 

 

L’azote notamment, sous forme de nitrates, est présent en excès, favorisant la prolifération des algues. « Les nitrates sont des petites molécules extrêmement solubles dans l’eau. En trop grande quantité, ces nutriments engendrent une surproduction végétale, créant un déséquilibre à l’origine d’une perte de biodiversité. » L’intensification des pratiques agricoles apporte son lot d’explications. L’agrandissement des cheptels a pour corollaire une production plus importante de fumier et de lisier, utilisés souvent de façon trop massive pour la fertilisation des champs. Et malgré les efforts de stockage dont font preuve certains exploitants, les surplus sont parfois épandus en plein hiver, sur des sols vierges de végétaux capables d’absorber leurs nutriments.

 

Autre conséquence de l’intensification de l’élevage, les prairies sont de plus en plus fréquemment labourées et ensemencées pour assurer l’alimentation du bétail. Les labours répétés favorisent l’aération des sols, activant ainsi la décomposition de la matière organique grâce à un apport d’oxygène. « Les sols transfèrent alors plus de nutriments, des nitrates notamment, vers les eaux souterraines et superficielles ; leurs capacités de rétention diminuent, et le transport des nutriments par le karst vers les rivières est augmenté. »

Là encore, c’est le recours trop systématique à ces pratiques plutôt que leur bien-fondé qui est mis en défaut : l’excès avant tout est responsable des ruptures d’équilibre.

Dans ce contexte, la formidable progression de la production de comté, affichant + 70 % ces trente dernières années, est considérée d’un regard suspect, voire accusateur par certains. Malgré son importance, la filière comté n’est cependant qu’une composante du paysage agricole. Si l’on ne peut nier qu’elle participe au phénomène d’intensification des pratiques, on peut aussi reconnaître à ses acteurs des efforts de coopération et de considération pour l’environnement. En témoigne le cahier des charges exigeant de la filière, dont la dernière version, publiée en 2019, prévoit par exemple un meilleur encadrement de l’épandage des fumiers ou de l’utilisation des fertilisants, et même, en cette période d’avant la pandémie, une limitation de la production dans le souci de préserver l’espace naturel, quitte à renoncer à de nouveaux marchés.

La Loue et les rivières karstiques ne pourront que se porter mieux de telles décisions et d’une prise de conscience généralisée. Les scientifiques dressent cependant un bilan alarmant de l’état de santé actuel de la Loue. Les enseignements tirés des recherches qu’ils mènent depuis des années se traduisent aujourd’hui en recommandations auprès des organismes décisionnels, en faveur de la prévention et du sauvetage des rivières karstiques et de leurs hydrosystèmes. « Les rivières font encore preuve d’un minimum de résilience : il reste aujourd’hui possible de renverser le processus en adaptant nos pratiques, agricoles et autres, à cet environnement fragile. »

 

 

Article extrait du n° 297, novembre-décembre 2021 de en direct.

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