Spécialiste des politiques régionales européennes, Marie-Line Duboz n’est pas intimement persuadée de la pertinence pour l’Europe de s’ouvrir à tous les pays des Balkans et à la Turquie. Mais puisque la décision a été prise à l’unanimité des États membres d’ouvrir les négociations d’adhésion avec cette dernière en octobre 2005, elle estime que l’institution doit lui donner les moyens de rattraper son retard.
L’Union européenne prépare son sixième élargissement qui a vocation à concerner la Turquie et les Balkans occidentaux. Économiste et maître de conférences à l’université de Franche-Comté, Marie- Line Duboz a planché sur la capacité de l’Europe à supporter ces nouveaux entrants, via le prisme de la politique régionale qui constitue l’un de ses terrains d’étude favoris. Ses travaux sur cette question prégnante paraîtront ces prochaines semaines dans un numéro spécial de Région et développement, sous le titre « La politique régionale européenne peut-elle supporter un nouvel élargissement de l’UE ? ».
À ce jour, la Macédoine (également désignée sous le nom d’Arym, pour Ancienne république yougoslave de Macédoine), la Croatie et la Turquie, ont toutes trois le statut de pays candidat. Mais s’il apparaît que la Croatie devrait adhérer rapidement — dans le processus de reprise de l’acquis communautaire les 35 chapitres seront vite refermés — et que la Macédoine est freinée, dans le processus, par son problème de nom, ce qui ne constitue pas un obstacle insurmontable, les choses sont nettement plus complexes pour la Turquie, très en retard sur les critères de l’Union européenne. « Je ne suis pas sûre qu’il faille l’intégrer. La Turquie compte 70 millions d’habitants, et des problèmes importants subsistent sur le plan des droits de l’homme », pose la jeune chercheuse en préalable. « Mais à partir du moment où l’on a promis, on ne doit avoir qu’une parole. De son côté la Turquie a fait un effort substantiel, mais ne touche que 4 euros de fonds d’aide à la préadhésion par habitant. Il est clair qu’on ne veut pas favoriser son intégration, alors que ses besoins justifieraient des aides. Les régions turques en retard selon les critères de l’Union européenne représentent 53 % de la superficie de la Turquie et 34 % de sa population, c’est absolument colossal. L’UE devrait donner des fonds pour favoriser leur rattrapage, parce qu’on a tout intérêt à ce que la Turquie soit forte ».
Si la candidature de la Turquie a été officiellement approuvée, ce qui constitue la promesse évoquée par Marie-Line Duboz, c’est bien le couple franco-allemand qui réfrène la volonté européenne de la favoriser, les deux pays craignant l’afflux massif d’une migration de Turcs, jeunes donc mobiles, sur le marché du travail. D’où la nécessité de mesures transitoires et du développement d’une politique régionale forte, pour éviter justement cet afflux massif. « Selon moi, puisque l’on a accepté les négociations, il faudrait laisser adhérer la Turquie. Mais pour cela il faut se donner les moyens d’un rattrapage. La politique régionale, si elle veut remplir sa mission, doit lui donner plus de moyens, sinon, elle devra revoir ses objectifs ».
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Le budget de l’Union européenne, c’est 1,27 % du PIB communautaire, dont l’essentiel est absorbé par la PAC — politique agricole commune — et par la politique régionale, également appelée « politique de cohésion économique et sociale ». L’objectif de cette dernière est d’éviter les trop fortes disparités entre régions pauvres et riches. Dans ses travaux de recherche, Marie-Line Duboz a notamment étudié la question de la pertinence de cette politique. « Comment les régions attirent-elles en termes d’emplois ? La politique régionale arrive-t-elle à remplir sa mission ? Elle est très décriée, et si les disparités subsistent, cela voudrait dire qu’elle a échoué ». La Turquie est un pays où les disparités sont fortes, avec une fracture est – ouest importante. Ici, la politique régionale pourrait trouver toute son utilité.
Le pont sur le Bosphore à Istanbul
Économiste de l’Union européenne, Marie-Line Duboz est spécialisée dans l’étude des politiques des régions et a beaucoup travaillé sur la question de la PAC. Maître de conférences à l’université de Franche- Comté, elle est membre du Centre de recherche sur les stratégies économiques (le CRESE) et s’attache, à ce titre, à diriger des recherches ayant pour objectif de donner des prescriptions de politique européenne. L’adhésion de la Turquie fait partie de ses travaux les plus récents. Avec Julie Le Gallo, professeure des universités au CRESE, et Rachel Guillain, maître de conférences au laboratoire d’Économie et de gestion de l’université de Bourgogne, elle a étudié par ailleurs les schémas de concentration sectorielle (des secteurs économiques primaires, secondaires et tertiaires) au sein de l’Union européenne. Dans un article à paraître dans la revue Économie et statistique, à partir de deux échantillons de régions — anciens États membres entre 1980 et 2004 et Pays d’Europe centrale et orientale (PECO) entre 1990 et 2004 — les trois chercheuses montrent que les évolutions de l’un et de l’autre ne sont pas en faveur d’une uniformisation de ces schémas de concentration. Les compétences en économétrie de Julie Le Gallo constituent un apport précieux, puisqu’elles permettent de croiser les données de l’économie statistique. « Dernièrement, avec elle, nous avons par exemple mesuré comment la PAC a pu modifier ou non la spécialisation des PECO qui se sont retrouvés en concurrence avec les productions des anciens États membres afin de voir si les nouveaux entrants ont dû changer les leurs pour bénéficier des aides européennes ». À la lumière de cette méthodologie, les recherches sur l’intégration de la Turquie n’en sont que plus pertinentes.
Contact : Marie-Line Duboz
Centre de recherche sur les stratégies économiques
Université de Franche-Comté
Tél. (0033/0) 3 81 66 67 52