Quelle puissance atteint l’archéologie lorsqu’en exhumant les objets du passé, elle relie les peuples des mondes anciens et ceux d’aujourd’hui ! Les habitants de Quinhagak, village de l’extrême sud-ouest de l’Alaska, vont grâce à elle à la rencontre de leurs ancêtres ayant vécu à Nunalleq, situé à quelques kilomètres de là, au bord de la mer de Béring.
Le « vieux village », détruit au XVIIe siècle, victime des guerres fratricides de l’Arc et de la Flèche qui ont sévi pendant des décennies en Arctique, s’est transformé en chantier de fouilles. Plus de 100 000 objets1 y ont été trouvés à fleur de tourbe au fil des années, littéralement sauvés des eaux tant les éléments se déchaînent dans cette partie du monde placée à l’avant-poste du changement climatique (voir l’article Fouilles archéologiques, paru dans le journal en direct n°304 janvier-février 2023).
Les tempêtes sont devenues plus violentes et plus nombreuses en raison du réchauffement de la mer et de périodes de gel qui tardent à venir, l’érosion attaque les côtes, la fonte du permafrost et la montée des eaux sont des ennemis déclarés : les trésors anciens de Nunalleq sont menacés, tout comme l’est aujourd’hui l’équilibre de vie des Yupiit 2 de Quinhagak, dans cette région rude dominée par la toundra.
Peuple autochtone de tradition orale, les Yupiit cultivent le souvenir et le respect des Anciens, continuent à faire vivre les croyances et les rituels ancestraux. Figurines, masques et parures imagent de façon tangible les récits transmis de génération en génération, outils et ustensiles de cuisine racontent les gestes d’un quotidien vécu dans des conditions extrêmes, alors que sévissait le Petit Âge glaciaire. Les découvertes faites à Nunalleq sont d’autant plus précieuses pour les Yupiit que pour eux, les objets ne sont pas inanimés, mais au contraire possèdent une âme.
Enseignante-chercheuse à l’UMLP / Chrono-environnement, l’archéologue Claire Houmard est responsable de la mission française Yup’ik 2022-2025, qui mène ses pas l’été à Quinhagak et sur le site de Nunalleq. La journaliste Charlotte Fauve accompagnait la mission 2024. La reporter en a ramené des notes et des impressions, que l’archéologue a complétées de commentaires scientifiques, l’ensemble donnant naissance à un livre écrit à quatre mains. Alaska. L’usure du monde est le témoignage d’une campagne archéologique et d’une aventure humaine hors du commun.
On découvre au fil des pages de nouveaux artefacts avec les archéologues français et américains. On rencontre les habitants de Quinhagak, Minnie dans sa maison rouge, qui cuisine pour toute l’équipe et évoque son grand-père chaman disparu, Mary et son jardin, où une corde à linge est tendue entre les os blanchis d’un squelette de baleine, Jimmy, qui économise ses mots mais pas sa peine pour apporter son aide sur le chantier, Ben et les enseignements qu’il a appris des Anciens pour traquer l’ours noir…
Charlotte Fauve, la Raconteuse, comme ils l’ont surnommée là-bas, mène son récit à la manière d’un journal de bord, en trente jours qu’a duré la campagne archéologique. Une narration sensible, poétique et savoureuse, qui capte l’attention et attise l’émotion. Trente jours et autant de chapitres émaillés par les commentaires scientifiques de Claire Houmard, qui apporte de superbes éclairages sur la vie passée et présente des Yupiit, rebondissant sur un mot mis en exergue dans le texte pour l’associer à des connaissances et des découvertes archéologiques.
Il est ainsi question des dangers des régions arctiques, qui guettent surtout les habitants non natifs qui ne connaissent encore que trop peu les pièges que représentent la toundra, les marais, la grande faune sauvage, le vent, le froid ; des pratiques entourant la pêche au saumon, la principale subsistance des habitants, dont la ressource est mise en péril ; de l’origine des maqii, cabanes familiales où se prennent les bains de vapeur ; des maisons semi-souterraines qu’occupaient traditionnellement les peuples de l’Arctique, et dont il reste aujourd’hui des usages ; de l’œil de la conscience, symbole pictural dont le nombre d’anneaux témoigne du stade de développement d’un être humain…
L’ouvrage fait vibrer la découverte archéologique. Il la rattache à l’histoire des ancêtres, disparus mais présents dans les esprits yupiit, et à la vie de leurs contemporains confrontés au bouleversement climatique. « L’Arctique est l’une des rares régions sur le globe où l’archéologie paraît encore vivante. Pour le chercheur européen qui y intervient, la proximité qui existe entre le passé et le présent, même à cinq cents ans d’intervalle, est parfois troublante », annoncent les auteures en préambule.