Université de Franche-Comté

Avec une circulation facilitée de la main d'œuvre, la frontière franco-suisse va-t-elle se redessiner ?

La Confédération helvétique et l’Union européenne ont signé en 2002 un accord bilatéral libérant la circulation des personnes sur les territoires (ALCP). Négocié directement entre la Confédération et l’Europe, cet accord impacte pourtant à une échelle plus fine, sur les départements et les cantons, et notamment dans les zones frontalières. Or, les conséquences n’ont été que peu anticipées. En 2006, une étude a été menée conjointement par l’Institut de sociologie (groupe de recherche en économie territoriale) de l’université de Neuchâtel et le laboratoire ThéMA — Théoriser et modéliser pour aménager — de l’université de Franche-Comté, financée par le programme européen Interreg III. À la demande du canton de Neuchâtel et du Conseil général du Doubs, les économistes et géographes ont tenté de mesurer l’impact de l’ALCP sur les différents aspects du territoire : emploi, transports, logement, développement économique.

 

 

 

Des craintes des deux côtés de la frontière

L’ALCP a suscité de vives craintes de part et d’autre de la frontière. Au préalable, un employeur suisse devait appliquer la préférence nationale, et ensuite se retourner vers la main d’œuvre frontalière, puis étrangère. L’ALCP abolit cette préférence nationale et introduit une innovation légale : un contrat de travail inférieur à 90 jours pour les ressortissants européens, sans permis de travail spécifique. Cette facilité accrue d’embauche de la main d’œuvre étrangère fait craindre aux Suisses une augmentation du chômage et une pression négative sur les salaires. Du côté français, ce sont une possible fuite des travailleurs, attirés par des salaires plus élevés, et une délocalisation des entreprises, qui inquiètent.

 

 

 

Une augmentation constante de frontaliers

Depuis 2000, la main d’œuvre frontalière ne cesse d’augmenter dans le canton de Neuchâtel, gagnant 62 % de 2000 à 2006 (7,5 % de la population active). Par contre, les dates de mise en vigueur des accords ne sont absolument pas perceptibles sur les courbes d’évolution. Des rapports de cause à effet éventuels ne sont donc pas aisés à mettre en évidence. Ce qui est avéré, c’est que l’appel aux frontaliers a perduré malgré la récession économique frappant le canton de Neuchâtel — et surtout le Locle et la Chaux de Fonds — en 2001. Si globalement le chômage augmente, l’embauche de frontaliers aussi.

 

 

 

Un phénomène nouveau : le mode de recrutement

Sans que le phénomène ne puisse encore être évalué quantitativement, il semblerait qu’un nouveau mode de recrutement soit mis en place et favorisé pour les entreprises neuchâteloises : le recours plus systématique aux agences de placement. Cette pratique a des répercussions sur le travail des frontaliers : le contrat de 90 jours serait une voie d’entrée. De leur côté, les agences de placement peuvent négocier le salaire des travailleurs étrangers au prix du marché suisse tout en les payant à un prix fixé par elles. Elles bénéficient ainsi d’une marge supérieure. Ce phénomène, révélé par des entretiens, a l’air d’opérer surtout pour le personnel peu ou moyennement qualifié. Les agences de placement peuvent aussi élargir l’aire géographique de recrutement ; et on voit ainsi apparaître le Nord – Pas de Calais et la Bretagne comme pourvoyeurs de main d’œuvre. Les implications sur le territoire seraient nombreuses si le phénomène s’amplifie. La pression immobilière peut s’accroître en France, dans les zones d’habitat des frontaliers. Avec une population jeune et célibataire qui arrive, les besoins se font dès à présent sentir en petits ou moyens logements disponibles à la location, surtout à Morteau et à Villers-le-Lac (Doubs – France). Par ailleurs, les entrepreneurs suisses, en ayant recours aux travailleurs temporaires, décident d’une politique influant leur type de production. Vaut-il mieux capitaliser sur du personnel formé et garder une activité d’innovation ou entretenir un turn-over important et basculer vers une stratégie de compétitivité par les coûts ?

 

 

 

Les frontaliers resteront-ils frontaliers ?

Le statut de frontalier repose sur un constat économique (il est plus profitable de rester vivre en France avec un salaire suisse) et une réticence sociologique à changer de pays et de culture. Or, ce postulat est fragile et soumis à évolution. Si l’euro continue à s’apprécier par rapport au franc suisse, ou le prix du pétrole à augmenter, l’attractivité ne sera plus aussi forte. Dès à présent, l’immobilier sur le marché locatif n’est pas tellement plus cher en Suisse qu’en France. Ainsi, les chercheurs ont mené une comparaison des niveaux de vie en France et en Suisse pour différents cas de figure. Il apparaît qu’un célibataire aura à peu près le même revenu disponible s’il habite en France et travaille en Suisse ou s’il habite près de son lieu de travail en Suisse. L’équilibre installé dans la zone frontalière entre un territoire franc-comtois bénéficiant de l’apport de richesses des travailleurs frontaliers et le canton de Neuchâtel bénéficiant d’une main d’œuvre formée (notamment dans le secteur secondaire), est donc relativement précaire.

 

 

 

Deux scenarii pour le futur

Deux scenarii extrêmes peuvent être envisagés, le futur se situant peut-être dans une mixité des deux. L’impact que peut produire le Doubs est lié à la mutation, à l’œuvre depuis dix ans, de l’activité du secteur secondaire vers le tertiaire. Si des délocalisations importantes venaient à se réaliser en Franche-Comté, les candidats au travail frontalier pourraient se multiplier dans l’industrie. Néanmoins, c’est la position que prendra l’économie neuchâteloise qui semble être prépondérante dans l’évolution du territoire. La première option serait le choix d’une économie basée sur des acquis techniques maîtrisés et des coûts de production faibles comparés aux autres régions suisses. Une situation qui semble paradoxale, alors que l’ensemble de l’économie occidentale se « tertiarise » et que la Suisse n’est pas réputée pour sa main d’œuvre à bas coût, mais qui peut s’expliquer par un effet « zone franche ». Les travailleurs du secteur industriel viendraient de France, attirés par des salaires élevés — mais trop bas pour des Suisses. La pression sur le marché local franc-comtois serait alors de plus en plus forte, les emplois étant de courte durée. Dans l’autre alternative, plus satisfaisante, la poussée du travail frontalier est interprétée comme une situation transitoire, qui permet la venue — et la capitalisation — de compétences nécessaires à une production de haut niveau, dont la compétitivité naît de l’innovation. Il est impossible pour un territoire de thésauriser l’ensemble des compétences nécessaires à un champ donné. L’important est de faire partie des nœuds de circulation de ces compétences. Pour les industries innovantes de l’Arc jurassien — l’horlogerie, la microtechnique, le biomédical —, l’enjeu se situe très certainement là.

 

 

 

Flux pendulaires transfrontaliers entre les communes franc-comtoises et les communes suisses

 

Les flux pendulaires transfrontaliers

entre les communes franc-comtoises et les communes suisses

 

 

Contact : Olivier Crevoisier

Institut de Sociologie

Université de Neuchâtel

Tél. (0041/0) 32 718 14 16

 

 

Alexandre Moine

Laboratoire ThéMA

Université de Franche-Comté

Tél. (0033/0) 3 81 66 54 96

 

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