Elle influe sur la santé autant qu’elle révèle les identités culturelles, elle est tributaire des ressources qu’offre la planète et du travail des hommes : de l’environnement jusqu’à nos assiettes, l’alimentation est une affaire d’équilibre…
Des semis de blé à la baguette du boulanger, des champs d’avocatiers du Mexique aux étals de nos marchés, de l’abeille au pot de miel, l’alimentation constitue l’une des composantes d’un large système environnemental, englobant bien d’autres dynamiques que celles qui la lient de manière évidente à l’agriculture. Ce point de vue est au cœur de « l’évaluation Nexus » commanditée par l’Ipbes1 en 2021, qui a invité plus de 130 scientifiques du monde entier à se prononcer sur les liens entre biodiversité, eau, alimentation et santé dans le contexte du réchauffement climatique.
Chercheur en écologie au laboratoire Chrono-environnement, Patrick Giraudoux est l’un des rédacteurs principaux du chapitre d’ouverture d’un rapport qui promet d’être épais, et dont la publication est prévue pour décembre 2024. « Fidèle à la philosophie de l’Ipbes, l’expertise se fait en lien avec la société. L’évaluation se construit par étapes, donnant la possibilité aux citoyens du monde entier de participer à la réflexion, et plaçant les scientifiques dans l’obligation de répondre à chacun de leurs questionnements. » Plus de 800 commentaires apparaissent ainsi en marge du seul chapitre 1 dans sa première version !
En attendant la publication de l’évaluation qui fournira des outils aux décideurs d’une bonne partie de la planète, Patrick Giraudoux donne des exemples d’équilibres fragiles entre alimentation et environnement. Il rappelle que la culture intensive du maïs nécessite beaucoup d’eau : si la céréale fournit de la nourriture au bétail à la base de la production de viande de boucherie, elle capte des ressources en eau et en terres directement à déduire des disponibilités pour d’autres usages, pour d’autres productions alimentaires destinées à la consommation humaine directe ou pour le bon fonctionnement des écosystèmes, dans un contexte où l’eau commence à manquer.
Un exemple plus spécifique et local concerne le déficit de pollinisation du cassis, responsable d’une forte baisse de rendement des baies noires et de la production de leurs produits dérivés. « Le cassis est pollinisé principalement par de petites abeilles solitaires et des bourdons, dont le nombre accuse une chute vertigineuse, de l’ordre de 95 % dans les champs de Bourgogne entre 1981 et 2018. »2
Des pollinisateurs décimés par les pesticides et en raison de la destruction de leurs habitats, un chiffre témoignant très concrètement de la sévérité de l’effondrement des populations d’insectes, et de ses conséquences directes sur nos capacités de production alimentaire. « Dans un système riche, un pollinisateur temporairement défaillant est susceptible d’être remplacé par un autre, dont les facultés sont à ce moment-là meilleures. La perte de diversité crée des systèmes de plus en plus instables et vulnérables, explique le chercheur. Pour réussir à nourrir la planète sans créer des déséquilibres qui seront à terme fatals, il est nécessaire de produire autrement. »
Patrick Giraudoux mise sur des démarches telles que l’agroécologie, qui fait peu à peu les preuves de sa pertinence grâce des méthodes comme le mélange des espèces ou la rotation des cultures, efficaces pour les rendements et à moindre préjudice pour l’environnement.
La question cruciale de la fertilisation fournit un exemple de réponse durable, élaborée par les scientifiques pour répondre à une situation relevée en Afrique. Au Sénégal, le barrage de Diama favorise l’irrigation et donc la productivité des cultures, qui bénéficient par ailleurs de l’apport d’engrais minéraux. Mais la fertilisation des sols crée une spirale écosystémique infernale, dont l’être humain est en définitive la victime. Drainés depuis les champs jusqu’aux points d’eau, les engrais favorisent aussi la croissance de la végétation aquatique, elle-même responsable du développement d’une petite faune dont deux espèces d’escargots sont les hôtes d’un parasite provoquant la bilharziose, responsable de graves infections intestinales et urinaires.
Complétant les analyses chimiques et biologiques expliquant les processus à l’œuvre, les études des scientifiques ont montré que la végétation aquatique proliférante, une fois compostée et traitée de façon appropriée, s’avère être une bonne source de nourriture pour les animaux. Une solution estimée 64 fois moins coûteuse que le recours à des fertilisants pour la production de fourrage, emportant l’adhésion des agriculteurs, qui en récoltant la végétation aquatique en vue de l’utiliser, assainissent les points d’eau sans altérer la biodiversité à une échelle plus large. Réunissant chercheurs, agronomes, agriculteurs, acteurs de santé publique et écologues autour de la problématique, le cercle vicieux se transforme en cercle vertueux…