Université de Franche-Comté

Ainsi parlait Derrida


Le 4 novembre 2000, dans l'émission télévisée  Le monde des idées Ÿ d'Edwy Plenel, Jacques Derrida s'adresse à un public qui ne lui est pas très familier. Il doit lui faire comprendre le concept philosophique de déconstruction, inventé par lui et maintes et maintes fois expliqué, exprimé, réexplicité… mais rarement devant un public de profanes. C'est ce contexte particulier qu'ont exploité des linguistes du CLA − centre de Linguistique appliquée de Besançon − pour décrypter et analyser les procédés de formulation d'une pensée. La problématique était la suivante : comment Derrida reformule-t-il ses concepts pour un large public et quels sont les rôles de la parole, de l'image et du geste dans l'élaboration du sens du discours ?
• De nombreux outils que possède la linguistique ont été convoqués pour répondre à cette question : la prosodie, l'étude du discours et des gestes… Le premier constat est que Derrida ne se contente pas d'énoncer à nouveau la définition de la déconstruction. Il apparaît clairement, par des signes d'hésitation, des  euh Ÿ, qu'il reformule son concept phare avec de nouveaux mots, de nouvelles figures. Mais ces nouveaux mots demandant eux-mêmes à être précisés, il s'engage dans une cascade de redéfinitions qui s'emboîtent comme des poupées russes.
• Deux concepts, élaborés par David Mac Neill (Hand and Mind: What Gestures Reveal about Thought, 1992), expliquant la mise en mots d'une image mentale, ont servi de grille d'analyse à l'équipe. Le growth point, ou point de croissance, établit l'existence d'un point de départ théorique, d'une graine à partir de laquelle naissent la parole et le geste, combinaison d'imagerie et de contenu linguistique. Il s'agit d'une seule unité d'idée qui comprend le contenu tout en impliquant le contexte immédiat du discours à partir duquel elle a émergé. Ce contexte, qui vient alimenter le growth point à la manière d'un bassin versant qui alimente une retenue d'eau, se révèle au travers de gestes récurrents. Il s'agit là du second concept, appelé catchment.

• Lors de l'émission, Jacques Derrida passe d'une définition abstraite de la déconstruction à une explication beaucoup plusconcrète. Ce passage est caractérisé par une gestuelle et une prosodie différentes,plus marquées. Regardons les gestes. Alors qu'auparavant il garde la main gauche sur la table, ses deux bras se mettent ici en mouvement. Trois growth points ont été déterminés. Dans un premier temps, Derrida définit un héritage culturel comme une chose, un objet. Il peut alors le délimiter. Les gestes récurrents sont ceux d'ouverture puis de rapprochement des mains en parallèle, les paumes se faisant face. Il commence ensuite la métaphore de la désédimentation. Il faudrait pouvoir distinguer les différentes couches qui fondent l'héritage culturel dont nous disposons. Derrida utilise pour cela un mouvement des mains vers l'avant, en plan frontal, pour exprimer cette idée de couches sédimentaires. Le troisième growth point commence par une mise en mouvement du bras droit vers l'avant. Les autres doigts repliés, le pouce et l'index légèrement écartés, la main et l'avant-bras dessinent des cercles vers l'arrière comme pour revenir sur un point important. Ce catchment se caractérise principalement par l'utilisation de mouvements récurrents, circulaires ou en arc de cercle en arrière, qui renvoient aussi à l'étymologie concrète de  réfléchir Ÿ et à ses sens figurés : d'après le dictionnaire Robert, ce mot est un emprunt modifié au latin reflectere  courber en arrière, recourber Ÿ, au figuré  ramener, retourner, détourner Ÿ,  reporter sa pensée sur un objet Ÿ. L'analyse et la critique elles-mêmes peuvent en effet, d'après Derrida, être soumises à une attitude réflexive, c'est-à-dire être objet d'une déconstruction.
• Cette analyse multimodale* de la production langagière de Derrida laisse sous-entendre que le geste viendrait en amont et en support du verbe. Il tracerait un itinéraire pour le discours, itinéraire que la voix va emprunter. Si l'image mentale est déterminante à l'origine, les gestes semblent servir d'échafaudage à la production verbale.

* Un article reprenant l'ensemble des recherches menées est disponible en anglais et en français.

 

Nancy Peuteuil – Régine Llorca
Centre de Linguistique appliquée
Université de Franche-Comté
Tél. 03 81 66 52 00
nancy.peuteuil@wanadoo.fr
regine.llorca@univ-fcomte.fr

 

 

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