Au cours des années 60, la production agricole des zones d’altitude des départements du Doubs et du Jura s’est spécialisée vers la production de fromages AOC (Comté, Morbier, Mont d’Or, Bleu de Gex). Aujourd’hui, celle-ci conditionne le caractère des paysages régionaux en maintenant l’essentiel de la surface agricole utile en prairie permanente. Les chartes d’appellation imposent en effet une alimentation des vaches laitières à base de foin et de regain, à l’exclusion de pratiques plus intensives incluant par exemple l’ensilage. De plus, les aides européennes à l’agriculture de montagne limitent de façon drastique le travail mécanique des sols, notamment le labour. Du fait de leur extension, les prairies d’altitude subissent, dès le début des années 70, des cycles de pullulations de 6 ans d’une espèce de campagnol de prairies, le campagnol terrestre. Ces vagues de forte densité (de plusieurs centaines à plus de 1 000 campagnols/ha) se propagent comme une onde dont l’épicentre s’étend de la région de Pierrefontaine-les-Varans à celle de Levier, dans le Doubs, jusqu’en plaine et surtout dans les écosystèmes de la Haute-Chaîne du Jura. Lors des pullulations, la base de l’alimentation du bétail se trouve compromise car les parties souterraines des plantes sont consommées et ne peuvent plus se régénérer. En ajoutant les frais complémentaires entraînés par l’achat de fourrage et de concentré alimentaire de substitution, le surcoût de re-semis, le bris de matériel dû aux taupinières Ÿ et la moindre qualité du lait, la DRAF ― Direction régionale de l’agriculture et de la forêt ― de Franche-Comté chiffrait les pertes à plus de 38 millions d’euros pour 1 200 exploitations en 1998, une année de pic de pullulation. Répétées sur un cycle de pullulations, elles peuvent atteindre 15 000 euros pour certaines fermes. Le lien entre les fortes densités de campagnols et les cas d’échinococcose alvéolaire humaine a été, en outre, bien établi. Le risque sanitaire est ainsi venu s’ajouter aux pertes économiques pour justifier la mise en place d’un plan de lutte contre les pullulations de campagnols terrestres pour la période 2000-2006*. Ce programme engage à mettre en œuvre un ensemble de dispositions préventives pour contrôler les populations de campagnol terrestre à basse densité, le traitement chimique n’étant plus qu’un des possibles et n’intervenant, si nécessaire, qu’en seconde ligne et très localement. Pour cela, un volet application Ÿ doit traduire en action les résultats obtenus par la recherche dans les années 90, et un volet recherche Ÿ vise à produire de nouveaux concepts permettant d’améliorer le contrôle du phénomène par des pratiques agricoles efficaces et respectueuses de l’environnement.
• Le laboratoire de Biologie environnementale (LBE) usc INRA (anciennement, laboratoire de Biologie et écophysiologie) coordonne, pour l’université de Franche-Comté, l’ensemble des recherches de ce programme.
• Deux thèses sont actuellement en cours. L’une, encadrée par le Centre de biologie et gestion des populations de Montferrier (CBGP), étudie les modalités de dispersion des campagnols terrestres en s’appuyant sur les méthodes de génétique des populations. L’autre, menée au sein du LBE, évalue l’impact des pratiques culturales et de la végétation sur la colonisation des parcelles. Ces travaux sont conduits en intégrant les méthodes et concepts de l’écologie du paysage. Ils mettent l’accent sur les interactions entre niveaux d’organisation biologique, échelles spatiales et temporelles, et portent attention à l’importance de l’organisation spatiale des habitats dans le fonctionnement des populations animales et végétales. De plus, des recherches sont conduites par le CBGP, en collaboration avec le LBE sur le rôle de la taupe dans l’émergence des pullulations. Des résultats préliminaires indiquent en effet que cette espèce, par les galeries qu’elle maintient dans le sol lors des phases de faible densité du campagnol terrestre, pourrait jouer un rôle clé dans la phase de colonisation des parcelles. Le laboratoire THEMA ― Théoriser et modéliser pour aménager ― de l’université de Franche-Comté, développe complémentairement des recherches sur l’analyse du risque de pullulation sur la base d’images-satellites et de méthodes de modélisation spatiale en s’appuyant sur les travaux des biologistes. En retour, les biologistes bénéficient de ces outils de spatialisation dans la conception de leurs protocoles et contribuent à l’élaboration et la validation des modèles géographiques. De plus, depuis 2002, le LBE mène des recherches sur les modalités de transfert de la bromadiolone, un anticoagulant utilisé pour empoisonner les campagnols, dans les chaînes alimentaires des prairies franc-comtoises, en collaboration avec l’École nationale vétérinaire de Lyon.
• L’ensemble des travaux menés est illustratif d’un programme intégré de recherche pluridisciplinaire dont l’organisation inclut des acteurs non conventionnels de la recherche (organisations agricoles, administrations, associations…). Ce cadre négocié rend possibles des recherches fondamentales dans le domaine de l’écologie du paysage, des modes de régulation des populations et des communautés animales et des transferts de contaminants dans l’environnement. Il permet également aux acteurs sociaux non chercheurs, d’une part de comprendre la logique de formulation d’objectifs de recherche (elle ne peut qu’exceptionnellement répondre à une demande sociale sans réorganiser le questionnement et limiter le champ des réponses), d’autre part de se préparer à un transfert accéléré des résultats dans un domaine environnemental et agronomique plus appliqué. En ce sens, il constitue un atelier d’organisation et de fonctionnement d’une action de recherche pluridisciplinaire et finalisée duquel il serait intéressant de tirer un bénéfice de connaissances. Cette analyse reste à conduire sous une forme théorisée.
Patrick Giraudoux
Laboratoire de Biologie environnementale
(EA 3184 – usc INRA)
Université de Franche-Comté
Tél. 03 81 66 57 45
patrick.giraudoux@univ-fcomte.fr