Université de Franche-Comté

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[Service public]

Mission société

Lorsque la science se connecte à la société, cela se traduit par l’engagement de chercheurs dans des organismes d’État ou des associations, par des actions de diffusion de la connaissance ou de formation auprès des professionnels et du grand public, par des opérations menées conjointement avec des acteurs de la société civile… Quelques exemples de missions menées hors les murs des laboratoires donnent la mesure de l’implication citoyenne des scientifiques, et de la philosophie qui sous-tend leur action.

Être utile à l’homme

« Faire de la recherche, c’est s’engager ! Et en premier lieu s’engager à témoigner de la complexité de la réalité et des limites du savoir. » Ces mots de Régis Aubry résument le sens qu’il donne à sa mission envers la société civile. Médecin en soins palliatifs, chercheur au laboratoire LINC, Régis Aubry est pleinement investi dans de nombreuses responsabilités exercées au niveau national.

Régis Aubry

Aujourd’hui praticien au pôle Autonomie et handicap du CHU de Besançon qu’il a dirigé pendant de nombreuses années, Régis Aubry fonde en 1994 le service des soins palliatifs de l’hôpital, l’une des toutes premières unités de ce type en France.

Pour favoriser la recherche interdisciplinaire, il crée en 2018 la Plateforme nationale sur la fin de vie, qui réunit aujourd’hui 350 chercheurs de tout l’Hexagone, puis très récemment l’Institut pour la prévention des vulnérabilités liées à la santé. Inaugurée en novembre dernier, cette structure est elle aussi envisagée dans un esprit de collaboration entre les disciplines qui, de la sociologie à la médecine, de la philosophie à l’économie, sont toutes concernées par les questions de vulnérabilité.

Fort de ses expériences de chercheur et de praticien hospitalier, Régis Aubry est depuis douze ans président de la section technique du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Cet organisme public indépendant a vu le jour en 1983, peu de temps après le premier bébé éprouvette français, pour considérer les questions d’éthique au regard du progrès médical. « On ne peut véritablement parler de progrès que lorsqu’ils sont utiles à l’homme. Ceux de la médecine sont indéniables, mais ils ne peuvent uniquement être jaugés sur des critères comme l’allongement de l’espérance de vie : d’un point de vue éthique, ce progrès, par exemple, ne revêt tout son sens que s’il s’accompagne d’une amélioration de la qualité de vie. C’est encore plus vrai lorsque les personnes sont condamnées par la maladie, affaiblies par le handicap, éprouvent des souffrances existentielles. Ce sont des vulnérabilités qu’il convient d’accompagner. »

Un récent avis émis par le CCNE sur la question de la fin de vie, doublé d’une convention citoyenne dont le rapport a paru en avril 2023, incite fortement les décideurs politiques à développer les soins palliatifs en France. Une ambition pour laquelle la recherche a un rôle majeur à jouer : davantage de travaux scientifiques pourront conduire à des débats plus éclairés, une nécessité notamment pour faire évoluer le droit, par exemple sur le sujet de l’aide active à mourir qui suscite de grandes interrogations. « Quand on est chercheur, quand on est citoyen aussi, il est important d’avoir des convictions et de les étayer par des arguments. Et c’est souvent par la recherche que viennent les arguments. »

Dans le cadre de la stratégie mise en œuvre par le gouvernement français, sur la décennie 2024-2034, pour la structuration de filières territoriales de soins palliatifs, Régis Aubry s’est vu confier la coordination du programme national de recherche sur la fin de vie.

 

Œuvrer pour le bien public

Pour Régis Aubry comme pour nombre de chercheurs, l’indépendance de vue est une valeur fondamentale. C’est aussi une qualité expressément attendue de la part des membres des comités d’experts dans les agences gouvernementales, dont le fonctionnement ne souffre aucun conflit d’intérêt.

Expert auprès de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) depuis plus de vingt ans, entre autres mandats publics, l’écotoxicologue Pierre-Marie Badot peut en témoigner. « Dès lors qu’un chercheur a collaboré avec une entreprise, une organisation non gouvernementale ou tout acteur qui peut être impliqué dans une saisine, il ne participe pas aux débats », indique Pierre-Marie Badot, dont les travaux en écotoxicologie au laboratoire Chrono-environnement ont souvent été menés en lien avec la sphère privée.

Olympe de Bailliencourt

« Le conflit apparent, qui n’est pas un conflit d’intérêt avéré mais qui peut être perçu comme tel par une tierce personne, suffit à faire retirer quelqu’un du jeu avant même que se pose la question de la réalité du conflit. » La juriste Olympe de Bailliencourt, nommée en février 2024 membre du collège de l’Autorité des marchés financiers (AMF), insiste, elle aussi, sur la déontologie des organismes publics. « La neutralité, l’indépendance d’esprit et de jugement, la distance, le sens critique ou encore la capacité d’analyse sont des caractéristiques que présentent les universitaires et qui correspondent à leurs attentes. »

Enseignante-chercheuse en droit des affaires à l’université de Marie et Louis Pasteur / CRJFC, spécialiste des sociétés cotées, Olympe de Bailliencourt émet ses avis sur les sujets en lien avec ses domaines d’expertise, participant à nourrir le débat avec les autres membres du collège. « Cette expérience est très enrichissante et très formatrice. Des regards différents aiguisent l’ouverture d’esprit et garantissent la collégialité des décisions rendues par l’AMF. » C’est la première fois qu’un professeur de droit fait partie de ce collège qui compte seize membres, majoritairement issus de la société civile, de l’entreprise ou de la sphère publique. « Nos compétences sont complémentaires, un atout d’autant plus précieux que le champ couvert est important. »

Créée en 2003, l’AMF regroupe les activités des ex COB, Commission des opérations de bourses, et CMF, Conseil des marchés financiers. L’AMF rend des décisions concernant la régulation des marchés financiers français, ses acteurs et les produits d’épargne qui y sont commercialisés. Elle veille à la bonne information des investisseurs et participe à faire évoluer les lois françaises ou européennes relatives à ses domaines de compétences. Le collège est son principal organe de décision. Il est notamment qualifié pour agréer des sociétés de gestion, déclarer la conformité des offres publiques ou encore poursuivre administrativement les manquements aux règles de marché.

« Il s’agit par exemple de poursuivre une société de gestion qui n’aurait pas mis en place les procédures imposées par la loi, notamment en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, ou un dirigeant qui aurait vendu les actions de sa société juste avant la publication d’une information privilégiée ayant entrainé la chute immédiate du cours de bourse », explique Olympe de Bailliencourt, qui voit dans son mandat une formidable occasion de faire rayonner la recherche au-delà des murs de l’université, tout en confrontant ses travaux à la réalité de la vie économique et politique.

 

Faire passer les bons messages

Pierre-Marie Badot

Pierre-Marie Badot travaille à l’évaluation des risques sanitaires et environnementaux induits par des substances aussi sympathiques que le cadmium, le mercure, l’arsenic ou encore les nitrites. Il lui importe d’apporter ses réponses de chercheur aux questionnements de la société sur le problème des contaminations chimiques, son domaine de compétences majeur.

Le chercheur pointe cependant la difficulté à faire passer les bons messages sur des sujets souvent sensibles. « Dans un rapport paru en octobre dernier, une ONG a communiqué sur la présence de mercure en excès par rapport aux valeurs réglementaires dans des conserves de thon, mais n’a pas fait la différence entre danger et risque1. C’est une fâcheuse habitude de la part de nombreux acteurs, médias en tête, d’entretenir cette confusion. » Loin de vouloir minimiser l’impact de ces substances qu’il connaît bien et dont il étudie le caractère nocif depuis des années, Pierre-Marie Badot s’élève contre des façons de communiquer qui jouent sur la peur et la psychose, et s’apparentent selon lui à de la désinformation.

« Ce qui est vrai, c’est que le mercure est toxique pour le système nerveux central chez l’homme au-delà d’une certaine dose, et qu’en cela, il présente un danger. » Il ne devient cependant un risque pour la santé que si l’exposition du consommateur, qui dépend de la concentration du produit dans l’aliment et de la quantité d’aliment consommée, excède un certain seuil, dit valeur toxicologique de référence, de manière chronique. « Pour protéger les consommateurs, les agences sanitaires émettent des avis et des recommandations, et les autorités produisent des réglementations, fixant notamment des limites pour les teneurs en contaminants dans les denrées alimentaires. »

Pierre-Marie Badot note que ces réglementations d’intérêt général font depuis quelque temps l’objet d’attaques virulentes de la part de certains acteurs économiques. « Pourtant, même si tout n’est pas parfait, nous vivons sans aucun doute dans une des régions du monde où la qualité de l’alimentation est la mieux contrôlée. »

Au sujet du mercure, les études scientifiques montrent qu’il en circule moins dans l’atmosphère aujourd’hui qu’au milieu du XXsiècle. « L’utilisation, dans les activités humaines, de ce métal naturellement présent dans la croûte terrestre, a été fortement réglementée. Ce sont les contaminations héritées les plus problématiques. Le ressenti actuel de la population est biaisé parce que l’information qu’elle reçoit est très anxiogène, et parce que la progression des connaissances ces cinquante dernières années met au jour des problèmes qu’on a longtemps tus ou ignorés. » Pour autant, le point de vue sanitaire et environnemental n’est pas le seul à devoir être considéré, et il ne serait pas juste de faire peser sur les agences sanitaires la responsabilité de décisions qui ne relèvent pas d’elles, et qui demandent aussi à prendre en compte des contextes sociaux et économiques. « C’est au politique et à la société qu’il revient de gérer ces problématiques à plusieurs dimensions, en trouvant le meilleur consensus possible entre le souhaitable, l’acceptable et le possible, et en favorisant l’information du plus grand nombre. »

Pour en savoir plus, le rapport de l’Anses sur le méthylmercure.

1 Le danger est une caractéristique intrinsèque d’un matériau, d’une substance, d’un processus… Le risque est la probabilité d’apparition d’un événement préjudiciable correspondant au danger. Le bois est inflammable, une caractéristique représentant un réel danger. L’utilisation du bois est cependant autorisée dans la construction : tout est normalement prévu pour que l’incendie ne survienne pas et que ce risque soit le plus faible possible.

 

Des processus clairs et bien établis

Enseignant-chercheur en chimie à l’UMLP / UTINAM, Jérôme Husson a commencé en septembre 2024, et pour quatre ans, un troisième mandat comme membre du Comité d’évaluation des risques chimiques liés aux articles et produits de consommation de l’Anses. Jouets, meubles, textiles, couches pour bébés, fournitures scolaires, vente en vrac de clous ou de lessive…, tous les biens de consommation, hors alimentation, sont susceptibles de faire l’objet de saisines auprès de ce comité, de la part de ministères en charge des questions d’agriculture, de santé, d’environnement, ou de la part de l’Anses elle-même.

Jérôme Husson

Là comme dans les autres établissements publics de même vocation, le processus suit un cours bien défini. Investiguer une problématique suppose l’étude des publications scientifiques parues à ce sujet, et de la « littérature grise » qui s’y rapporte, c’est-à-dire les informations produites par différentes sources, comme des entreprises ou des associations, et diffusées hors du champ de l’édition, par exemple sur internet. Cette première étape de revue de la littérature peut, au besoin, être complétée par des analyses nouvelles. De réunions en groupes de travail, les membres du comité, médecins, toxicologues, juristes, pharmaciens, chimistes…, rédigent des avis ou des rapports d’expertise à destination des différents interlocuteurs concernés : les ministères publics, à même de prendre position sur les questions législatives ; les industries, pour les aspects d’ordre technique ; les consommateurs, en vue de leur apporter des informations et conseils d’utilisation.

C’est ce comité qui, par exemple, a travaillé sur le sujet des protections périodiques féminines au tout début des années 2020, faisant suite à une saisine de la part du ministère de la santé et de l’association 60 millions de consommateurs. L’évaluation a révélé que les substances chimiques qu’elles contenaient ne présentaient pas de risques pour la santé, mais que ces protections pouvaient provoquer un syndrome de choc toxique dans certains cas. Le rapport a donné lieu à la publication d’un décret en 2022 concernant l’information sur ces produits, de recommandations auprès des industriels, ces substances provenant des matières premières utilisées et des procédés de fabrication, et a été largement relayé auprès des utilisatrices.

«­­ Certaines saisines nécessitent d’être traitées en urgence, comme c’était le cas lors de la pandémie de Covid-19. En deux mois, le comité avait rendu son verdict sur les risques et l’intérêt de la présence de graphène dans les masques mis sur le marché », raconte Jérôme Husson. Hors contexte de crise, une saisine demande en moyenne un an pour être traitée. Trois sont actuellement menées en parallèle par le comité d’évaluation des risques chimiques liés aux articles et produits de consommation de l’Anses.

 

Un engagement sans faille

Le biologiste Edward Mitchell va aussi dans ce sens, lorsqu’il estime les interrogations ou hésitations des acteurs politiques teintées d’hypocrisie. « Le changement climatique comme le caractère toxique de certaines molécules sur l’environnement sont connus. Maintenant on sait, il faut aller plus loin et arrêter de toujours se cacher derrière les mêmes questionnements. »

Edward Mitchell

Au laboratoire de biodiversité du sol de l’UniNE, Edward Mitchell était, entre autres projets, l’un des principaux instigateurs d’une étude menée à l’échelle mondiale sur le miel et ses teneurs en néonicotinoïdes, réputés très toxiques pour les abeilles. L’article scientifique paru dans Science à ce sujet a eu des répercussions médiatiques incroyables dans le monde entier. « Malgré la satisfaction de voir l’impact de ces travaux, il est impensable d’avoir eu besoin de vingt ou trente ans pour faire entendre que de telles substances sont à haut risque pour la nature et la santé humaine. »

Edward Mitchell s’est toujours engagé en faveur de la défense de l’environnement. Partant de son expérience de recherche, il participe à un groupe de travail international sur la contamination de l’environnement par les néonicotinoïdes, apportant son expertise, dans ce contexte, sur leur impact sur les organismes du sol. En 2021, il rejoint un groupe de citoyens préparant une initiative fédérale pour demander rien de moins que la suppression de l’utilisation des pesticides de synthèse, aussi bien pour l’agriculture que pour l’entretien du paysage. Ce petit groupe de sept citoyens se mesure à l’industrie chimique lors d’une votation suisse, et recueille près de 40 % des votes individuels. « J’ai pleinement pris conscience du rôle du scientifique à ce moment-là. Les débats manquaient d’objectivité, l’émotionnel et la désinformation l’emportaient sur la vraie discussion. »

Si la Suisse a rejeté la proposition du collectif, de l’avis du chercheur la votation a eu pour mérite de favoriser la prise de conscience. Avec son équipe, il poursuit des recherches visant à documenter la contamination environnementale et humaine par les pesticides. Il développe par ailleurs un projet en collaboration avec des agriculteurs, des ONG et d’autres acteurs, visant à trouver des solutions durables pour l’utilisation des sols tourbeux entre conservation du carbone, de la biodiversité et maintien d’une activité agricole.

Edward Mitchell participe régulièrement à des émissions pour le grand public, notamment sur la RTS, la Radio Télévision Suisse francophone. C’est une autre facette de son engagement. « Les journalistes peinent à trouver des scientifiques sur certains sujets. Avec mes doctorants, nous sommes régulièrement sollicités, notamment lorsqu’une décision politique ou sociétale est en jeu. Nous parlons microplastiques, pollution des sols, cycle du carbone, biodiversité, de manière large de questions environnementales. Nous intervenons aussi sur les réseaux sociaux pour argumenter et nous positionner par rapport à des interlocuteurs qui font preuve de mauvaise foi ou distillent des informations mensongères. Ce n’est pas un exercice facile… »

 

Fei Gao

Une revue pour diffuser la connaissance

Dans le domaine de l’électronique industrielle, Fei Gao est rédacteur en chef d’une revue éditée par l’association professionnelle IEEE (Institute of Electrical and Electronics Engineers, en français Institut des ingénieurs électriciens et électroniciens). IEEE compte 400 000 membres dans le monde, répartis dans 47 sous-sociétés, dont IES (Industrial Electronics Society). C’est à cette structure et à ses 11 000 membres, pour moitié des chercheurs et moitié des industriels, que s’adresse Fei Gao dans la revue en ligne IE Technology News.

Enseignant-chercheur en génie électrique à l’UTBM / Institut FEMTO-ST, spécialiste mondial des technologies des jumeaux numériques et de l’hydrogène énergie, Fei Gao se dit passionné par la diffusion du savoir. « IES était l’une des dernières sociétés d’IEEE à ne pas disposer de canal de communication régulier vers ses membres, lorsque j’ai été élu en 2018 », explique-t-il. Fei Gao crée alors la revue sur le web, qu’une newsletter relaiera ensuite de manière synthétique, tous les mois.

Actualités des sociétés savantes et plus largement du domaine de l’électronique industrielle, focus sur des articles scientifiques primés ou recommandés, organisation de webinaires en ligne, promotion d’événements scientifiques…, c’est un travail d’édition complet que propose IE Technology News sous la houlette de son rédacteur en chef et de son assistante éditoriale Cécile Maillard-Salin.

La revue en ligne comptabilise 17 000 visites en moyenne par mois, plus de 500 par jour dans le monde entier. « Les industriels sont en demande d’informations. IE Technology News est là pour leur en donner, et pour favoriser le lien entre les mondes académique et socio-économique. »

 

Allers et retours permanents

C’est aussi au plus proche du terrain que s’investit le géographe Sébastien Nageleisen. Enseignant-chercheur à l’UMLP / laboratoire ThéMA, Sébastien Nageleisen est depuis mars 2024 membre du comité scientifique du Parc naturel régional (PNR) Doubs Horloger, accueillant des chercheurs de différentes disciplines. Un comité « maison » puisqu’il est coprésidé par Clémentine Fritsch, écotoxicologue au laboratoire Chrono-environnement, et par Damien Marage, également géographe à ThéMA. Le PNR Doubs Horloger est récemment apparu dans le paysage des parcs naturels de France. Le géographe le rejoint quelque temps après son arrivée à Besançon, tout en continuant à collaborer avec le PNR de l’Aubrac, proche de son affectation universitaire précédente, qui avait sollicité son concours à la suite de ses publications scientifiques sur les paysages. Sébastien Nageleisen loue le dynamisme et les idées innovantes dont font preuve de telles structures, qui par ailleurs cultivent le compromis et le dialogue pour faire évoluer les territoires, en prenant en compte les positions de ses différents acteurs.

Sébastien Nageleisen

Le PNR Doubs Horloger est amené à interroger son conseil scientifique sur des sujets comme la présence du loup dans le Haut-Doubs, la gestion de l’eau, la qualité de l’air, le dépérissement forestier, la question inédite des incendies de forêt… « Les PNR sont un bon niveau d’échelle pour gérer un territoire de façon cohérente. Et ils ont été conçus comme des interfaces entre nature et société. Ces deux caractéristiques les rapprochent dans une certaine mesure du biorégionalisme2, un courant de pensée américain qui commence à se développer en Europe. »

Sébastien Nageleisen souligne aussi que la philosophie des PNR rejoint la démarche de recherche à bien des endroits, comme la gestion de l’incertitude, le bouleversement climatique représentant un véritable défi pour la planification à long terme, le dialogue, qui fait écho au débat scientifique, l’interdisciplinarité enfin. Et les différences sont complémentaires : « Les connaissances du terrain régional dont nous disposons grâce à nos travaux sont à faire valoir autant que nos méthodes scientifiques. Il s’agit par exemple d’utiliser les bons outils pour interroger les habitants ou retranscrire des informations de façon à ce qu’elles soient exploitables. De l’autre côté, les aspects très concrets que suppose la gestion d’un territoire protégé, l’expérience du terrain et l’implication des gens nous apportent beaucoup. Ce n’est pas un service rendu à sens unique de la part du scientifique, mais un aller-retour enrichissant, satisfaisant, et qui en ce qui me concerne, me donne le sentiment de pleinement faire mon travail. »

2« Littéralement et étymologiquement parlant, une biorégion est un « lieu de vie » (life-place) – une région unique qu’il est possible de définir par des limites naturelles (plus que politiques), et qui possède un ensemble de caractéristiques géographiques, climatiques, hydrologiques et écologiques capables d’accueillir des communautés vivantes humaines et non humaines uniques. Les biorégions peuvent être définies aussi bien par la géographie des bassins versants que par les écosystèmes de faune et de flore particuliers qu’elles présentent ; elles peuvent être associées à des paysages reconnaissables (par exemple, des chaînes de montagnes particulières, des prairies ou des zones côtières) et à des cultures humaines se développant avec ces limites et potentiels naturels régionaux. Plus important, la biorégion est le lieu et l’échelle les plus logiques pour l’installation et l’enracinement durables et vivifiants d’une communauté. » Robert L. Thayer LifePlace. Bioregional Thought and Practice, 2003, traduction Matthias Rollot et Alice Weil, L’art d’habiter la Terre. La vision biorégionale, Wildproject, 2020

 

Expliquer la démarche scientifique

Les chercheurs s’engagent souvent à plusieurs titres envers la société. Parallèlement au travail qu’il mène en collaboration avec les PNR, Sébastien Nageleisen s’investit dans différentes actions de diffusion de la culture scientifique auprès du grand public, telles que la participation à des soirées débats dans les bars de la ville, l’enregistrement d’émissions à Radio Campus, l’organisation de rencontres avec des professionnels, l’animation de conférences pour l’Université ouverte…

Le physicien Sylvain Picaud, pour qui viennent de s’achever douze ans de mandat comme directeur de l’Institut UTINAM, en est lui aussi un ardent animateur. Des événements comme la Fête de la science ou la Nuit européenne des chercheurs, des opérations telles que Des chercheurs à la ferme ou Une classe, un chercheur sont autant d’occasions de distiller le savoir et d’ouvrir les jeunes esprits au processus de recherche.

Sylvain Picaud

« C’est expliquer aux collégiens et lycéens pourquoi la science s’envisage sur le temps long ou comment se construit un travail de thèse. C’est leur montrer que la démarche scientifique est en tous points opposée à celles qui produisent les fake news, les faux experts et les scoops médiatiques », souligne Sylvain Picaud.

La recherche est fondée sur l’expérimentation, le débat, l’argumentation, l’exigence de preuves, la validation de résultats, des étapes qui peu à peu construisent une vérité scientifique. Une vérité attestée, remise en question ou complétée par de nouveaux savoirs ou l’apport de nouvelles technologies, dans un mouvement permanent d’évolution de la science. «­ La théorie de la relativité générale a été confortée par nombre d’observations et d’expériences depuis qu’Einstein l’a découverte, c’est une grande loi de la physique, toujours valide. De même, la mécanique quantique a donné des clés de compréhension du fonctionnement de la matière à l’échelle de l’atome, elle a ouvert les portes d’un monde qui n’obéit pas aux lois de la physique classique, et qui reste à explorer. Pour autant, à notre échelle, la mécanique classique reste parfaitement valable », énonce le chercheur à titre d’exemples.

Sylvain Picaud est engagé, entre autres, dans deux dispositifs mis en œuvre par le Cercle FSER3, une association en faveur du dialogue science-société comptant plus de 70 scientifiques. L’opération Comptoir des sciences consiste en l’organisation d’une rencontre entre un chercheur et des élèves, en priorité dans des zones rurales éloignées des centres de recherche universitaire. Déclics met en relation des chercheurs de différentes disciplines avec des petits groupes d’élèves, selon un format speed meeting qui permet aux jeunes de découvrir divers domaines scientifiques à tour de rôle.

Dans les deux cas, il s’agit d’emmener la recherche dans les établissements scolaires. L’occasion pour les élèves de discuter directement avec des chercheurs plutôt qu’avec ChatGPT, ou de revoir l’image qu’ils se font du savant, qu’Einstein continue à symboliser. C’est aussi le moyen pour eux de comprendre qu’ils peuvent avoir confiance en la véracité de ce qu’ils apprennent en cours. Par exemple, l’atome est le constituant élémentaire de la matière, cela n’a pas toujours été de soi, mais c’est une vérité scientifique, éprouvée tout au long du XIXsiècle : c’est sur l’histoire des sciences, une discipline qu’il affectionne, que Sylvain Picaud s’appuie pour faire passer le message !

3 Du nom de la Fondation Schlumberger pour l’éducation et la recherche (FSER), qui soutient l’action de ce réseau associatif.

 

Faire (re)connaître un métier

Il n’y a pas que les élèves qu’il est utile de convaincre de la légitimité de la démarche scientifique. Certains domaines peinent à se frayer un chemin vers la (re)connaissance du grand public, voire de la sphère académique elle-même. C’est le cas de la chimie des biens culturels, spécialité d’Édith Joseph à la HE-Arc Conservation-restauration.

Edith Joseph

La discipline va enfin trouver ses lettres de noblesse en Suisse, grâce à son recensement, sous la division « chimie analytique », à la Société suisse de chimie, une organisation professionnelle qu’Edith Joseph représente d’ailleurs auprès de la Société européenne de chimie, au sein du groupe de travail sur la chimie du patrimoine culturel.  «­ La chimie des biens culturels existe depuis les années 1970, et pourtant elle est toujours en lutte pour se faire connaître. Nous ne sommes qu’une cinquantaine à travailler dans ce domaine en Suisse, souvent dans l’ombre, on ne nous voit pas ! »

Passionnée par ce domaine dans lequel elle s’engage après un détour par la chimie pharmaceutique, Édith Joseph étudie pendant plusieurs années en Italie avant de regagner la Suisse, son doctorat en poche. Elle passe ensuite d’une bourse de recherche à l’autre avant d’obtenir le poste d’enseignante-chercheuse qu’elle occupe aujourd’hui. Au niveau international, Édith Joseph est membre du groupe « Métal » d’ICOM-CC, le Conseil international des musées – Comité pour la conservation, créé en 1967.

La scientifique compare son travail à celui d’un médecin : chargée de réaliser des analyses et d’établir un diagnostic sur des objets archéologiques ou des objets du patrimoine horloger, les deux spécialités de la filière Conservation-restauration de la HE-Arc, elle travaille à repérer et interpréter les stigmates laissés par le temps sur le métal, le bois ou encore la céramique. Un bilan préalable à toute intervention de la part d’un conservateur, et une offre de soins pour laquelle elle développe des méthodes originales et respectueuses de l’environnement, naturellement fondées sur l’action de bactéries et champignons microscopiques. « C’est un double défi sociétal, qui fonctionne en boucle : en restaurant les objets du patrimoine grâce à des produits naturels, on protège l’environnement. Par cette action, on protège donc aussi les biens culturels, qui sont altérés par la pollution et les effets du changement climatique. »

Engagée pour la protection de l’environnement depuis une vingtaine d’années, Édith Joseph évoque le bouleversement climatique responsable d’inondations ou d’incendies, susceptibles de mettre en péril les musées et leurs œuvres d’art. Ce sont des situations d’urgence pour lesquelles les spécialistes suisses sont souvent sollicités, au-delà de leurs frontières comme sur leur propre sol. « Lors des inondations de juin 2024 dans les Grisons, un maître-hôtel du XVIsiècle a ainsi été sauvé des eaux. Pour assurer ce genre d’interventions, les professionnels ont aussi besoin de bras, et doivent donc donner des clés aux volontaires pour qu’ils puissent apporter leur aide sans crainte d’abîmer un objet. » Un projet scientifique, auquel collabore l’équipe de recherche de la filière Conservation-restauration d’Édith Joseph, vient d’être déposé sur cette problématique auprès de la Commission européenne.

 

Scientifiques et citoyens, ensemble sur le terrain

Faire participer des volontaires à un projet de recherche, c’est une idée que Patrick Giraudoux défend avec ferveur, affirmant, comme le dit l’adage, que « c’est en faisant qu’on apprend ». Membre du COVARS4(voir article n°304, janvier-février 2023), de l’Académie vétérinaire de France, expert à l’IPBES5 (voir 1er article du dossier Alimentation : le sens de l’équilibre, n°310, janvier-février 2024), l’écologue n’en oublie pas pour autant le terrain régional, pour lequel « les sciences naturelles, facilement accessibles, se prêtent bien à des interventions citoyennes ».

Patrick Giraudoux

Le projet Careli en est un bon exemple. Alors que la faune sauvage s’invite régulièrement dans les débats publics, comme les dernières directives à propos du loup en témoignent, Careli s’intéresse au renard et à sa classification comme « espèce susceptible d’occasionner des dégâts » (ESOD), ce qu’il est généralement en Franche-Comté comme sur la quasi-totalité du territoire français, d’après un arrêté d’août 2023, le dernier en date. Lancé en 2020, le projet Careli est d’autant plus ambitieux en termes de participation citoyenne qu’il s’attaque à une problématique complexe et controversée. « Quelle que soit sa conviction propre par rapport au renard, l’important est d’obtenir des preuves pour pouvoir émettre un jugement. » C’est toute la philosophie du projet, qui fait intervenir les acteurs concernés par la problématique aux côtés de scientifiques de différentes disciplines, biologistes, allergologues, sociologues, écologues… Le consortium6 a d’emblée eu pour mérite de réussir à faire naître le dialogue entre des personnes aux points de vue très différents. « Les gens ont plaisir à être ensemble, alors que les oppositions étaient au départ assez fortes », témoigne Patrick Giraudoux.

Au-delà de ce constat positif, il faudra attendre encore quelques mois pour disposer des premiers résultats d’un projet programmé sur dix ans. Les observations et analyses sont menées sur deux zones d’altitudes différentes, Mouthe et le lac de Saint-Point d’une part, Valdahon et Pierrefontaine-les-Varans d’autre part. Chacun de ces deux territoires est partagé entre une zone où le renard est classé ESOD et une zone où il est protégé, grâce à un arrêté préfectoral délivré pour les besoins de la cause, et où il n’est donc plus possible de le chasser ou de le piéger.

Comptages diurnes et nocturnes de différentes populations animales, recueil et analyse de crottes pour détecter la présence du parasite responsable de l’échinococcose alvéolaire, collecte de tiques pour la bactérie impliquée dans la maladie de Lyme, estimation des dommages causés par les renards et pour laquelle plus de 230 poulaillers sont surveillés…, les rôles des membres du consortium sont bien définis et se complètent selon une logique globale de socio-écosystème, développée depuis des années par Patrick Giraudoux et ses collègues au laboratoire Chrono-environnement. « La science ne doit pas être distante du citoyen. C’est ce qui guide la mise en place de projets comme Careli. »

4 Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires mis en place par le gouvernement français en 2022.
5 Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques. Groupe international d’experts sur la biodiversité, placé sous l’égide de l’ONU.
6 FREDON Bourgogne – Franche-Comté, Fédération des syndicats d’exploitants agricoles du Doubs, Fédération départementale des chasseurs du Doubs, France Nature environnement 25, Ligue pour les oiseaux (LPO) de Bourgogne – Franche-Comté, laboratoire Chrono-environnement et laboratoire de sociologie et anthropologie (LASA) de l’université Marie et Louis Pasteur.

 

Enrichissement mutuel

Nicole Mathys

Enseignement et recherche académique, expérience de terrain et fondements pour la politique publique sont un mix que l’économiste Nicole Mathys maîtrise parfaitement. Cheffe de la section Bases de l’Office fédéral du développement territorial (ARE) depuis 2013, après un mandat de plusieurs années à l’Office fédéral de l’énergie, Nicole Mathys a participé à l’élaboration de la stratégie et des perspectives énergétiques ainsi qu’aux projections d’évolution du transport 2050 de la Suisse.

Elle travaille aujourd’hui à la mise à disposition de bases pour la planification des infrastructures de mobilité dans le pays, dans une logique de coordination entre les différents modes de transport, en lien avec le développement territorial et le respect de l’environnement.

Parallèlement à ses fonctions à la Confédération, elle assure un cours de master sur les liens entre environnement et économie à l’université de Neuchâtel. « Les thèmes que nous développons à l’ARE, comme les effets externes des transports, se retrouvent naturellement aussi dans mes cours, ce qui permet de montrer aux étudiants le lien entre la théorie et des applications concrètes dans le monde réel. Par ailleurs, la modélisation, les analyses statistiques et les fondements économiques sur lesquels nous nous appuyons pour fournir les éléments essentiels à des décisions éclairées sont proches des méthodes utilisées en recherche. Ce sont des allers et retours permanents entre les mondes académique et professionnel. »

Très au fait des avancées de la recherche en matière d’économie de l’environnement et des évolutions des aspects techniques et méthodologiques de son métier, Nicole Mathys souligne la plus-value qu’apporte la carte universitaire dans le monde professionnel : « Être professeur titulaire à l’université est un plus qualitatif, un gage de sérieux, et témoigne d’une compétence scientifique toujours actualisée. »

L’économiste apprécie par ailleurs le travail avec les étudiants, dont elle cerne à leur contact les craintes et les attentes, les nouvelles compétences et leurs atouts par rapport au monde du travail. « Ce sont des informations et des ressentis importants, d’autant que ce sont de potentiels futurs collaborateurs ! »

 

Missions hors frontières

L’échange et le dialogue sont également au cœur de l’action d’Olivier Beaudet-Labrecque, sur un tout autre terrain, celui de la cybercriminalité, dont il est un spécialiste à la HE-Arc Gestion.

Olivier Beaudet-Labrecque

« La cybercriminalité n’a pas de frontière », rappelle-t-il en préambule, un constat qui le fait endosser des responsabilités dans différentes organisations à l’international. Expert cybercriminalité pour le Conseil de l’Europe, membre du comité technique cybercriminalité de Francopol (réseau international francophone de formation policière), président de l’Association francophone des spécialistes en investigation numérique, intervenant à l’ONUDC, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, Olivier Beaudet-Labrecque est sur tous les fronts, assurant des formations pour les policiers et les magistrats en Angola, en Côte d’Ivoire ou au Québec. « Dans toutes ces expériences, il s’agit de donner à la société civile et de se nourrir de ces échanges. Pour assurer le travail de recherche dans ce domaine, il est nécessaire d’aller chercher les informations sur le terrain, de produire des données. »

Lors d’une étude de terrain en Côte d’Ivoire, le chercheur échange avec les autorités de régulation et les organisations de lutte contre le blanchiment d’argent du pays, se rend dans les tribunaux, investit les rues, les cafés, dialogue avec les juges autant qu’avec les cybercriminels. « Des étudiants ivoiriens ont été impliqués dans le projet, en deux mois ils sont parvenus à développer les connaissances sur les techniques locales de blanchiment, à un point tel que leurs travaux ont été présentés aux autorités sur place, puis devant une assistance de deux cents membres du réseau Francopol. » Pour Olivier Beaudet-Labrecque, cela montre l’intérêt de mieux connaître les problématiques spécifiques à un territoire. « Il est essentiel d’expliquer ce qui se passe dans un pays d’Afrique d’après le point de vue des Africains, et non selon le regard des Européens. » Il s’agit de faciliter le travail des policiers et des magistrats, de les accompagner vers la « construction de capacités ».

Cela passe par la formation, et aussi par l’écoute : « Contrairement à ce qu’on croit volontiers en Europe ou en Occident, eux aussi ont de l’expérience, partagent des contenus, connaissent les principes édictés par les organisations internationales, qu’ils s’efforcent de transposer à leur pays. » Comme ces acteurs investis dans la lutte contre la criminalité, Olivier Beaudet-Labrecque souligne la nécessité d’adapter en permanence son discours selon les contextes, de faire preuve de flexibilité et de capacité d’observation. Toutes notions que le travail de recherche permet d’acquérir, et de restituer sur le terrain.

Mission accomplie.

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