Zone libre, zone occupée… La fragmentation du territoire resté sous contrôle français en 1940 apparaît plus complexe que cette division du pays en deux. Au nord-est, une large bande est décrétée « zone réservée » par les nazis, qui projettent à terme d’y établir un peuplement allemand. Certaines dispositions prises dans ce sens laissent supposer des répercussions sur la vie quotidienne, des conséquences pour les populations que tente de cerner une recherche en histoire contemporaine.
La signature de l’armistice entre le « Troisième Reich » et le gouvernement français marque le morcellement du territoire français dès juillet 1940. À l’est de la « ligne du Führer », tracée depuis la Somme jusqu’à la frontière suisse, les autorités nazies envisagent une germanisation des territoires suivant différentes orientations. C’est un autre sort que celui de la Moselle et de l’Alsace, annexées par le Reich, du Nord et du Pas-de-Calais, mis sous la tutelle du commandement militaire allemand de Bruxelles, qui attend les territoires situés le long de cette ligne dite du Nord-Est. En tout ou partie, ces départements, et parmi eux les francs-comtois, font l’objet d’une « zone réservée » des Allemands.
Si le projet de germanisation ne s’est pas concrétisé par l’installation de colons, il n’en reste pas moins que des dispositions servant cet objectif ont bel et bien été mises en place. Quelles mesures spécifiques ont régi ces territoires ? Quels ont été leurs impacts sur les populations et la vie quotidienne ? Une recherche collective se penche depuis un an sur ces questions à l’échelle de l’ensemble de la zone réservée, de 1940 à 1944.
Professeure d’histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté, spécialiste de l’Allemagne au XXe siècle, Marie-Bénédicte Vincent coordonne ce projet mené en partenariat entre le Centre Lucien Febvre et le Musée de la résistance et de la déportation de Besançon, avec le concours de la MSHE. « L’une des conséquences les plus marquantes des mesures prises par les autorités nazies concerne l’impossibilité de franchir la ligne Nord-Est à partir de novembre 1940, qui fait de la zone réservée une zone interdite, à l’instar de la zone militaire littorale. » Cette décision impose à des centaines de milliers de Français, devenus des réfugiés dans leur propre pays dès lors qu’ils avaient passé cette ligne, de rester cantonnés sur un autre territoire que leur région d’origine, que ce soit en zone libre ou en zone occupée. Un assouplissement de cette règle est accordé au cours de l’année 1941, notamment pour permettre le regroupement familial, et si de fait les réfugiés peuvent commencer à rentrer chez eux en raison de l’abandon des postes de contrôle, la loi interdisant le franchissement de la ligne est maintenue jusqu’en mars 1943.
La volonté de mettre en place une politique agricole spécifique à la « zone réservée » est un sujet crucial. Si l’installation à terme de colons agricoles allemands est l’une des idées restées à l’état de projet, certaines décisions sont effectives et bouleversent le paysage et la vie agricole dans certains secteurs, notamment au nord de la zone. La séquestration de milliers d’exploitations est ordonnée au prétexte d’éviter leur abandon alors que leurs propriétaires sont partis au front. Quelque 170 000 hectares sont concernés. Gérés sous administration militaire par la société Ostland, leur remembrement est imposé de façon autoritaire.
La main d’œuvre employée est en grande partie composée de Polonais déportés, pour lesquels les conditions de vie et de travail sont particulièrement difficiles. Des choix de production aux techniques mises en œuvre en passant par les régimes d’imposition fiscale, la politique adoptée pour ces exploitations sous gestion allemande diffère de celle qui régit les autres fermes en France. L’impact du système Ostland sur l’organisation agricole dans cette vaste région reste une question d’importance, que rejoignent d’autres problématiques figurant aux objectifs de l’étude : la répression des opposants, les persécutions visant les Juifs dans une zone située sur des trajets d’évasion tracés depuis la Belgique jusqu’à la Suisse, ou encore la cohabitation au quotidien de Français et d’Allemands contraints de vivre ensemble.
« S’intéresser à l’histoire de la zone réservée n’est pas une nouveauté en soi. Mais si des études remarquables ont déjà été réalisées à ce sujet, elles se sont concentrées à une échelle locale ou départementale ; c’est la première fois qu’un travail universitaire s’attache à réaliser une synthèse pour donner une vue globale de ce territoire spécifique sous l’Occupation », explique Marie-Bénédicte Vincent. Le projet a donné lieu à une journée d’études en avril dernier, l’occasion d’agréger les résultats des recherches les plus récentes aux conclusions de travaux plus anciens.
« La Seconde Guerre mondiale sort de l’histoire du temps présent pour entrer dans une nouvelle ère, celle de l’histoire contemporaine classique, souligne la chercheuse. Les derniers témoins de cette époque auront bientôt tous disparu. Sources d’information précieuses, les documents et les objets prennent peu à peu le relais de la parole vivante ». Le Musée de la résistance et de la déportation de Besançon recèle des collections dont la portée et la valeur historiques dépassent largement les frontières de la région dans laquelle elles ont été constituées. Des collections complétées à la suite d’un appel lancé par le musée en janvier 2019 pour recueillir de nouveaux objets, provenant pour l’essentiel de familles attentives à transmettre la mémoire de leurs aînés.
Lettres, cartes postales, dessins, œuvres artistiques, photos ou objets du quotidien fabriqués avec les moyens du bord sont autant de témoignages du passé servant la recherche. Dans le souci de valoriser ces collections et de transmettre les pans entiers d’histoire qu’elles véhiculent à tous les publics, et notamment le public jeune, une exposition virtuelle est en cours de montage, avec une mise en ligne prévue à l’automne prochain. Cette exposition est élaborée avec Vincent Briand, chargé des collections au musée, et d’Aurélie Cousin, assistante de conservation. Elle reçoit la participation d’étudiants en histoire, de licence et de master, pour la rédaction de notices explicatives, dont la traduction en anglais par des étudiants anglicistes est envisagée l’an prochain. Un aperçu de l’exposition est d’ores et déjà disponible sur le site de la MSHE : https://mshe.univ-fcomte.fr/exposition-objets-sous-contraintes.