Évoquer un souvenir, lire cette page, lever le bras : ces actions sont toutes le fruit d'une activité électrique complexe qui fait intervenir des milliards de cellules nerveuses ou de neurones dans le cerveau. Les canaux ioniques*, macromolécules localisées dans les membranes des cellules, sont les éléments de base (ou briques) qui régulent l'activité de ces cellules électriquement excitables. Toujours de concert, différents canaux s'activent, s'ouvrant ou se fermant, pour moduler les signaux et les réponses du système nerveux. Les canaux ioniques permettent le passage de 106 à 108 ions par seconde, ce qui est 1 000 à 10 000 fois supérieur au taux de passage des ions via des systèmes tels que les transporteurs ioniques qui, eux, nécessitent une réaction chimique exergonique** pour fonctionner. Même si les canaux ioniques se distinguent par leur grande perméabilité, certains n'en demeurent pas moins très sélectifs, ce qui leur permet de discriminer des cations monovalents de tailles relativement semblables comme K+ et Na+. Ces deux dernières propriétés, sélectivité et conductance, sont apparemment contradictoires : d'un côté, le canal ionique doit interagir fortement avec l'ion présent pour faire preuve de sélectivité, de l'autre, il doit assurer un niveau d'interaction suffisamment faible pour maintenir un flux d'ions important. Un des grands défis de l'électrophysiologie cellulaire des 50 dernières années fut de comprendre ce paradoxe. Il a été en partie résolu en analysant les propriétés moléculaires, voire atomiques, de ces protéines membranaires. La cristallisation, par le groupe de R. MacKinnon (prix Nobel de chimie 2003), du KcsA, un canal potassique présent dans la bactérie Streptomyces lividans, a représenté pour cela une véritable percée. Pour la première fois, il était possible de visualiser un pore membranaire avec une résolution très fine (3.2 Å en 1998 et 2.0 Å en 2001) et donc de comprendre l'interaction des ions potassium avec les différents acides aminés constituant la protéine.
• Depuis bientôt 4 ans, une équipe du laboratoire de Physique moléculaire de l'université de Franche-Comté s'est engagée sur la voie de la biophysique en simulant de manière numérique ce pore biologique KcsA. Le défi était d'importance pour deux raisons majeures.
Il a d'abord fallu construire numériquement un système complexe mimant au mieux l'environnement cellulaire du KcsA, avec environ 36 000 atomes qui bougent de manière concertée. Ensuite, les temps caractéristiques dans cet environnement biologique peuvent être très différents. À titre d'exemple, les mouvements de rotation des molécules d'eau se déroulent en quelques picosecondes, tandis que les mouvements de diffusion des ions potassium ont lieu sur des temps 1 000 à 10 000 fois plus grands. Cette dernière limitation a eu des incidences très fortes sur les temps de simulation. Près de 9 mois de calculs ont été nécessaires pour montrer que la diffusion est en partie liée à une respiration corrélée des ions : en se combinant deux à deux avec une molécule d'eau, les ions se déplacent vers le centre du canal, avant d'être expulsés Ÿ dans le milieu extracellulaire, à l'instar d'un ressort que l'on comprime pour donner plus d'impulsion.
• Dans la membrane, la protéine est très labile. Elle s'ouvre et se referme en des temps voisins de la milliseconde, en concertation avec le mouvement des ions. La forme ouverte n'est donc pas facilement accessible expérimentalement. Pour pallier ce déficit d'information, l'équipe s'est engagée dans la détermination d'une forme ouverte complète et stable. Partant de la protéine fermée parfaitement décrite précédemment, la stratégie a consisté à simuler le mécanisme d'ouverture. Les calculs ont demandé près d'un an et demi pour aboutir à une forme ouverte du KcsA. Ces travaux inédits placent naturellement l'équipe dans un rayonnement international. Le temps est maintenant venu d'analyser plus en profondeur l'ensemble de ces résultats déjà prometteurs dans le but de modéliser physiquement le fonctionnement de tels canaux biologiques, en mouvement perpétuel. Leur compréhension ouvrira tôt ou tard des possibilités thérapeutiques ciblées. En effet, les canaux à potassium sont impliqués dans une large variété de phénomènes physiologiques et notamment dans le mécanisme d'action des anesthésiques. De plus, dans la maladie d'Alzheimer et dans la sclérose en plaques, leur dysfonctionnement renforce des troubles fonctionnels neuronaux et des symptômes cliniques déjà existants.
* Il n'existe pas d'organisme vivant connu qui ne possède pas de canaux ioniques. Ils sont essentiels à la perméabilité sélective des membranes biologiques, et contribuent par conséquent au maintien de l'homéostasie cellulaire, sans laquelle le métabolisme, et donc la vie à l'échelle cellulaire, n'est pas possible.
** exergonique : qui libère de l'énergie.
Mylène Compoint
Laboratoire de Physique moléculaire
Université de Franche-Comté
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