Université de Franche-Comté

[Sujet de discussion]

À propos de la légalisation des drogues

La Suisse est réputée pour ses politiques progressistes en matière de contrôle de l’usage de stupéfiants. Le sujet de la légalisation des drogues était débattu en mars dernier par des spécialistes de la question, lors de l’édition des 20 ans des cafés scientifiques organisés par l’université de Neuchâtel.

Depuis 1991, la politique suisse de lutte antidrogue est fondée sur la stratégie des quatre piliers : prévention, thérapie, réduction des risques, contrôle et répression. Ce modèle emporte aujourd’hui largement l’adhésion au niveau international, après avoir été controversé à ses débuts pionniers.

Photo Jiri Plistil – Pixabay

Il a été mis en place à l’instigation de Ruth Dreifuss, alors conseillère fédérale, et qui fut la première femme présidente de la Confédération, en 1998. Toujours active dans le domaine de la prévention de l’usage des drogues, Ruth Dreifuss participait au café scientifique organisé le 12 mars dernier par l’université de Neuchâtel, aux côtés de Pierre Aubert, procureur général de la république et du canton de Neuchâtel, Jean-Félix Savary1, directeur de la Haute école de travail social de Genève, ancien secrétaire général du Groupe romand d’études des addictions (GREA) et André Kuhn, professeur de droit pénal et criminologie à l’UniNE.

Légaliser les drogues : salutaire ou néfaste ?, le thème du jour, d’une actualité toujours brûlante et objet des plus vives controverses, marquait l’anniversaire des cafés scientifiques de l’UniNE, qui depuis vingt ans propose ces rencontres-débats très prisées entre spécialistes et grand public.

« Les drogues ont tué beaucoup de monde, mais les mauvaises politiques drogues en ont tué bien davantage. » Cette citation au bien-fondé établi de Kofi Annan, l’ancien secrétaire général des Nations unies, donne le ton de la discussion  : animée par une philosophie dépassant la question de la nature des drogues ou de ses effets en termes d’addiction et de dépendance, elle bouscule des idées parfois encore bien établies. Le junkie hagard dans la rue donne une image partielle et biaisée de la réalité : il ne représente qu’une exception dans la population des consommateurs de stupéfiants.

La prise de drogues concerne l’ensemble de la société, et s’opère dans des contextes où, bien souvent, elle ne s’avère pas aussi dérangeante. Le cannabis s’invite dans les soirées branchées, la cocaïne se glisse dans les appartements de luxe ou dans les attachés-cases des cadres. Genève, Zurich et Saint-Gall en Suisse figurent dans le top 10 des villes où la consommation de cocaïne est la plus importante au monde. Aux États-Unis, les universités de Harvard et de Yale sont les endroits où se consomment le plus de drogue. « Mais c’est sur les plus précaires que s’abat la répression : c’est le prix à payer de politiques qui ont certes leur légitimité, mais dont il faut mesurer les conséquences », souligne Jean-Félix Savary.

Photo ilgmyzin – Unsplash

Car le problème n’est pas tant dans les mécanismes de dépendance et d’addiction, dont la recherche a prouvé que la majorité des gens réussissent à se sortir seuls ou avec l’aide d’un groupe, que dans la souffrance qui se cache derrière la consommation de drogues. Les produits psychotropes présentent des effets positifs pour soulager des souffrances liées à des conditions de vie difficiles ou à des problèmes de santé mentale. Dans les hôpitaux psychiatriques par exemple, les patients atteints de schizophrénie sont presque tous des fumeurs, parce que cela les aide à supporter leur état. Apporter un soutien, avec un accès au logement et de la nourriture, serait bénéfique à ceux qui sont dans la rue, bien plus que la répression qui les punit encore de leur souffrance.

Cette façon de voir est celle qui prévaut dans la politique des quatre piliers. C’est une philosophie qui peut aussi concerner ceux pour qui la consommation de drogues est de l’ordre du festif ou du récréatif. « Elle est valable pour toutes les personnes qui veulent retrouver un équilibre, avec ou sans substances, qu’elles soient légales ou illicites. Quand on s’occupe d’une personne qu’on considère comme un patient, et non plus comme un criminel comme c’était le cas avant, la relation doit reposer sur la confiance et sur des objectifs communs. Le but d’un patient peut être de retrouver une vie familiale, celui d’un thérapeute de l’amener vers l’abstinence. La dépendance est une maladie chronique, il y a toujours des risques de rechute : pour réussir, la prise en charge doit s’accompagner de buts communs à atteindre », explique Ruth Dreifuss.

Les inter­ventions des spécialistes montrent aussi combien il est important de ne pas laisser la consommation de drogue se banaliser, comme le font les bonbons Haribo au cannabis sur le marché américain ou les puffs, ces cigarettes électroniques jetables au goût de barbe à papa, de soda citron et autres arômes sucrés qui incitent les plus jeunes à fumer. Les puffs sont proscrites en France depuis le 26 février 2025, et la question de leur interdiction se pose en Suisse. « On ne va pas supprimer les drogues, mais on peut éviter qu’elles deviennent plus nocives encore en les faisant entrer dans la normalité », indique Ruth Dreifuss.

Photo Elsa Olofsson – Unsplash

« Décriminaliser ne veut pas dire qu’il ne doit pas y avoir de règles, comme un âge minimum pour acheter de l’alcool, une prescription médicale pour obtenir certains produits psychotropes, l’interdiction de la publicité ou de la mise sur le marché de produits dérivés de la drogue », poursuit André Kuhn. La répression pure et dure, quant à elle, a montré ses limites. La plus célèbre de l’histoire contemporaine est celle de la prohibition aux États-Unis, qui, de 1920 à 1933, a interdit toute consommation d’alcool sur le sol américain. « Mais les gens se sont tournés vers d’autres substances, souvent bien plus dangereuses, comme l’alcool à brûler. On sait par ailleurs que l’abolition de la prohibition a sonné le glas du marché noir et fait diminuer la criminalité, tout cela sans générer plus d’alcoolisme », précise-t-il.

Aujourd’hui, le fentanyl, un opiacé cent fois plus fort que l’héroïne, crée une catastrophe sanitaire aux États-Unis, où sa consommation illicite sous forme de drogue est responsable de 100 000 décès par an, soit plus que les accidents d’armes, les accidents de la route et les suicides, cumulés sur la même période. Prendre en compte ces chiffres et réalités difficiles pour trouver un équilibre entre criminalisation de la drogue et absence totale de loi, c’est l’objectif vers lequel tendent les spécialistes participant à ce café scientifique.

1Co-auteur du livre La suisse et les drogues, éditions Alphil.

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