Université de Franche-Comté

[Socio-histoire]

Les physiciens, pionniers de la science moderne

Dans le domaine de la science, les savants d’hier ont peu à peu laissé place aux chercheurs. Un phénomène dont les physiciens ont été les précurseurs, et qui s’intègre dans un vaste mouvement de renouveau de l’activité scientifique à partir du milieu du XXsiècle. Un ouvrage de socio-histoire retrace les modalités de la « grande transformation » qui s’est alors opérée en France…

Verschueren P., Des savants aux chercheurs. Les sciences physiques comme métier
(1945-1968). ENS Éditions, 2024.

En août 1945, l’explosion de la bombe atomique à Hiroshima puis Nagasaki met fin à la Seconde Guerre mondiale et marque la victoire des Alliés. C’est aussi la victoire de la science, la reconnaissance du pouvoir de la physique sur la marche du monde. Avec la fin des hostilités s’ouvre l’ère de l’ « âge atomique », qui voit la place des sciences physiques grandir dans la société, et s’affirmer au sein de l’enseignement et de la recherche, une situation à l’origine de profondes réformes.

Érigées en modèle, les sciences physiques entraînent les autres disciplines dans une révolution qui gagne tour à tour les mathématiques, les sciences naturelles, puis les sciences humaines et sociales. Les scientifiques, qui avant 1945 étaient considérés et se considéraient eux-mêmes comme des savants, adoptent de nouvelles pratiques professionnelles qui les conduiront à endosser le métier de chercheur.

La transformation, pour être profonde, n’en est pas moins rapide, à peine plus de deux décennies. Cette période clé, courant de 1945 à 1968, est au centre d’une analyse que Pierre Verschueren expose dans son ouvrage Des savants aux chercheurs1. Une enquête extrêmement documentée, qui mêle l’utilisation de concepts de sociologie à l’analyse de sources historiques, selon une approche que l’auteur, enseignant-chercheur à l’UMLP / Centre Lucien Febvre, qualifie de « socio-histoire ».

Les sciences physiques, des observatoires privilégiés

La Seconde Guerre mondiale puis la guerre froide sont des moteurs essentiels de l’essor des sciences physiques. La maîtrise de l’énergie nucléaire, la conquête de l’espace, la naissance du transistor, du radar, du laser… sont autant de bonds scientifiques qui jalonnent la seconde moitié du XXsiècle.

En France, le nombre d’étudiants explose, comme le symbolise le nombre de doctorats, multiplié par 20 entre 1944 et 1968. De nouvelles formations s’ouvrent, les diplômes se diversifient. Le doctorat de 3e cycle, dédié à la formation à la recherche, fait son apparition en 1954. De son côté, la recherche publique prend de l’ampleur et se structure, par exemple avec la création du CEA2 en 1945, de l’ONERA3 en 1946. Le CNRS compte 1 500 chercheurs en 1950, 6 000 quinze ans plus tard. Les laboratoires se multiplient également au sein des universités.

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Dans un tel contexte, « l’analyse de l’espace social des sciences doit […] se faire en prenant en compte à la fois le champ scientifique et le champ universitaire. » Cette démarche globale, originale, n’est pas le moindre des intérêts de l’analyse de Pierre Verschueren. L’auteur révèle la « crise d’identité » que certains vivent alors que la science est amenée à se rapprocher de l’État, de l’armée, de l’industrie. Il explique les particularités des scientifiques français par rapport à leurs voisins européens. Il investit le système de sélection des membres de la communauté scientifique, étudie les caractéristiques socio-culturelles des thésards, s’intéresse au cas des assistants, maîtres-assistants, attachés et chargés de recherche, qu’il nomme le « tiers-état » universitaire.

Il présente trois « idéaux-types », expliquant l’évolution de l’activité scientifique et universitaire plus qu’ils ne représentent des portraits-robots, tant les réalités sont multiples et les traits de caractère susceptibles de se mélanger.

Le « savant­ », né dans les années 1880, a une pratique individuelle de la recherche, publie en français, des ouvrages plutôt que des articles, et évolue dans des réseaux nationaux. À cette époque, le savant est promu pour avoir contribué personnellement aux avancées de la science, une science autonome et « pure », qui ne se compromet pas avec la sphère politique ou économique.

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À partir de la Seconde Guerre mondiale, le « chercheur » évolue dans une équipe, son nom apparaît dans un collectif de signatures d’articles rédigés en anglais. Les relations avec l’État et l’industrie s’envisagent d’un œil nouveau, favorablement. « Les chercheurs sont plus nombreux que les savants, moins puissants, mais plus utiles aux yeux de la société­ », souligne Pierre Verschueren.

Entre les deux profils, coïncidant avec l’entre-deux guerres, le « patron » est celui qui assure la transition. Encore un peu savant, déjà chercheur, il dirige un laboratoire et /ou une école, et a ses entrées dans le monde politique et /ou économique.

« Les choses sont très largement jouées avant 1958, et la mutation devient irréversible après cette date, avec le choix, ou plutôt le pari gaullien de la massification de l’enseignement supérieur et de la recherche. » Après trois guerres successives qui l’ont précipitée en mauvaise posture, la science française, aidée par un mouvement de réforme sans précédent, retrouve sa carrure internationale. En témoigne de façon symbolique l’attribution à des scientifiques français des prix Nobel de médecine, en 1965, et de physique, en 1966, les premiers depuis le prix Nobel de chimie des époux Joliot-Curie, en 1935.

1 Ouvrage issu de la thèse en histoire contemporaine que Pierre Verschueren a soutenue en 2017 à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.
2 Commissariat à l’énergie atomique.
3 Office national d’études et de recherches aérospatiales.
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