« … pendant presque tout l’été de 1783, le ciel et la terre furent couverts d’un si épais brouillard qu’on ne se souvenait pas d’avoir rien vu de semblable […] ; on apperçevoit le soleil, mais avec au moins autant de facilité, que l’on peut voir la lune, et l’un et l’autre étoient rouge comme le feu, […] quelques fois on entrevoyait un peu les costes, mais le plus on ne voyait pas un homme à cents pas. »
Lorsqu’il écrit ces mots dans son journal, Jean-Etienne Laviron, vigneron du quartier Battant à Besançon, ne soupçonne ni l’ampleur, ni l’origine du phénomène. Les scientifiques de l’époque sont eux aussi perplexes, mais leurs connaissances et leur structuration en sociétés savantes, propices aux échanges et aux contacts avec un réseau d’information sondant le monde entier, les aident à comprendre : c’est une éruption volcanique dans la lointaine Islande qui est à l’origine des maux de l’Europe en cet été 1783, qui se poursuivront encore pendant des mois.
Cette histoire, c’est un scientifique de notre époque qui l’a reconstituée. Emmanuel Garnier, directeur de recherche CNRS au laboratoire Chrono-environnement, historien spécialiste du climat et des catastrophes naturelles, s’intéresse aux volcans depuis plus de dix ans. Il a retracé et daté le déplacement du brouillard volcanique provoqué par l’éruption du volcan islandais Laki en juin 1783, et étudié son impact en France et en Europe. Un travail engagé sur le sol français, poursuivi ensuite de l’autre côté de la Manche, à l’initiative de l’université de Cambridge, où le chercheur est invité à poursuivre ses travaux pendant deux ans. « C’était peu après l’éruption de l’Eyjafjöll : la Grande-Bretagne, géographiquement placée aux premières loges, s’est alors intéressée plus que quiconque aux phénomènes éruptifs se produisant en Islande. » Les recherches se sont développées depuis dans une collaboration pluridisciplinaire avec des spécialistes de l’École polytechnique, du CEA et de l’université de Shanghai, qui donnera lieu à la publication prochaine d’un article scientifique dans Nature Communications. Cet article proposera une cartographie du déplacement du nuage en Europe et décrira les caractéristiques chimiques de la pollution qu’il a générée, ainsi que ses conséquences sur l’homme. « L’étude des impacts de l’éruption du Laki a balayé l’idée selon laquelle seules les éruptions de volcans situés dans l’hémisphère sud pouvaient avoir des conséquences en Europe », explique Emmanuel Garnier. Peu après l’annonce des premières conclusions de ces travaux, l’éruption de l’Eyjafjöll a achevé de convaincre les sceptiques.
Pour mener à bien ses investigations, l’historien s’appuie sur les registres paroissiaux en France puis en Angleterre, où respectivement les prêtres catholiques et les vicaires anglicans consignent scrupuleusement ce qui a trait à la vie et à la mort de leurs ouailles, aussi sûrement que le fera plus tard l’état-civil. « En France, entre août et octobre 1783, on enregistre un accroissement de la mortalité de 20 %. Aucune épidémie n’est signalée, mais partout on fait état de ce brouillard qui sent l’oeuf pourri : le soufre. » Les médecins et les scientifiques de l’Académie des sciences perçoivent et constatent le danger. Depuis l’Observatoire de Paris, ils envoient dans le ciel des cerfs-volants auxquels ils accrochent des morceaux de viande fraîche, dont la qualité ne manque pas de s’altérer au contact de l’air vicié. Des mesures de santé publique sont prises, on conseille aux gens de sortir le moins possible de chez eux, et toujours avec un tampon vinaigré appliqué sur le nez. Une grande partie de la France est atteinte par le nuage toxique et bien sûr avant elle l’Angleterre ; il cause dans les deux pays de très nombreux décès par atteinte pulmonaire. La pollution gagne ensuite l’Allemagne, la Suisse, et l’Est de l’Europe jusqu’à Moscou. En Islande, les substances toxiques se répandent sur les cultures et les prairies, empoisonnant la nourriture destinée au bétail. Plus de 60 % du cheptel meurt en quelques mois : c’est la famine qui, sur l’île, est en premier lieu responsable des pics de mortalité humaine.
L’impact de l’éruption du Laki ne s’arrête malheureusement pas à ces tragédies. Le nuage, en bloquant le rayonnement solaire dans la troposphère, entraîne une chute considérable des températures entre décembre 1783 et février 1784. Paris est figée sous – 15°C voire – 20°C, la Normandie est couverte d’un mètre de neige, le Rhin, le Danube, la Tamise gèlent simultanément. Cette deuxième catastrophe en amène une troisième avec le brutal redoux qui s’ensuit d’est en ouest : la fonte des neiges et des glaces provoque en février et mars 1784 d’énormes inondations dans toute l’Europe, achevant de la mettre à genoux.
« D’autres éruptions ont eu des impacts similaires sur les sociétés européennes, notamment l’explosion du Tambora en Indonésie en 1816, à l’origine de catastrophes humanitaires majeures et de révoltes sociales de grande ampleur. » C’est la pénurie alimentaire consécutive à ce nouveau cataclysme qui guide alors le mouvement migratoire d’une partie des populations suisse et allemande vers le Brésil et les États-Unis. En Angleterre, l’armée tire sur les Londoniens, que la famine pousse également à la contestation. La France, elle, est relativement épargnée par les émeutes, le roi Louis XVIII ayant fait rapatrier du blé de Crimée pour nourrir le peuple.
« Les vulnérabilités sont différentes aujourd’hui, mais elles existent bel et bien. Les incroyables perturbations du trafic aérien générées par l’éruption de 2010 l’ont révélé. Un grand nombre de voies aériennes passent au-dessus de l’Islande : on n’a jamais soupçonné, par méconnaissance de l’Histoire, qu’une éruption volcanique se produisant sur l’île pouvait engendrer autant de bouleversements en Europe ». Quelle est la probabilité de voir de tels événements se reproduire ? Emmanuel Garnier et d’autres scientifiques travaillent à répondre à la question, à partir de données historiques, biologiques et sociologiques, et statistiques à l’appui.