Au VIe siècle avant J.-C., le territoire athénien voit son organisation territoriale et sociale totalement bouleversée. Sous le coup d’une réforme datant de 508-507 avant notre ère, l’Attique est désormais partagée en trois régions, elles-mêmes subdivisées en dix secteurs, qui, combinés d’une région à une autre, donnent naissance à dix tribus. C’est sur la base de ces arrangements mathématiques que se construit, en Grèce ancienne, la plus fameuse des démocraties.
Des calculs simples pour des solutions efficaces, qui posent cependant un problème de compréhension : comment les populations ont-elles accepté d’être mélangées d’une façon aussi arbitraire pour aboutir à la formation de groupes, dont les citoyens allaient prendre part aux décisions de la cité ?
Le philosophe Arnaud Macé et l’historien Paulin Ismard proposent leur théorie à ce sujet dans l’ouvrage La cité et le nombre, suivant les traces de leurs prédécesseurs, les historiens Pierre Lévêque et Pierre Vidal-Naquet, soixante ans exactement après la parution de leur livre Clisthène l’Athénien. Un clin d’œil symbolique puisqu’on l’aura compris, cette histoire est affaire de chiffres.
« Les mathématiques, sous leur forme la plus élémentaire et la plus concrète, font partie intégrante de la vie des Athéniens, elles sont pour eux comme un alphabet utilisé dans de nombreuses situations et au moyen d’une foule de supports matériels, comme des jetons, des osselets ou des tessons », explique Arnaud Macé, directeur du laboratoire de philosophie de l’université de Franche-Comté. « C’est cet ancrage qui, selon nous, explique que la réforme ait été si bien acceptée. »
La démocratie serait donc « l’expression d’un savoir-faire collectif », celui d’une arithmétique élémentaire. Elle prend corps avec la réforme de Clisthène, aristocrate et défenseur du peuple qui lui a donné son nom, et elle s’impose à Athènes alors qu’une guerre civile vient de déchirer la cité : l’objectif est de réorganiser la société pour lui donner un nouveau dynamisme.
En 1964, les historiens avançaient déjà l’idée que la réforme athénienne avait été établie à partir de règles mathématiques, à l’instar d’autres domaines comme l’architecture ou la géographie. « Notre recherche reprend cette explication par les mathématiques, mais pas au sens de la discipline savante. C’est dans le simple rapport avec l’arithmétique que les Grecs entretiennent tous les jours à cette époque qu’il convient, à notre avis, de chercher des réponses au mystère de la genèse de la démocratie athénienne. »
Dès le plus jeune âge, les Grecs sont familiarisés avec les nombres et les opérations simples de comptage. Platon propose des jeux aux enfants, qui leur apprennent à diviser des biens équitablement entre plusieurs personnes, à constituer des paires qui s’affronteront lors de tournois sportifs, à composer des groupes en prenant en compte des aspects de proportion, autant d’opérations dont on trouve des transpositions dans les organisations militaires et sociales forgées ensuite par les adultes. « On voit que ces solutions pratiques sont appliquées partout pour résoudre les problèmes, de la gestion des hommes sur les champs de bataille à la gestion politique des cités. La démocratie est habilement née de cet art de ranger et d’organiser, et la réforme de Clisthène a été admise parce que cet art est partie prenante de la culture des Athéniens. »