Université de Franche-Comté

[Paroles de citoyens]

Les « cahiers de doléances » francs-comtois tirés de l’oubli

Le mouvement des Gilets jaunes lancé en novembre 2018 et le Grand débat national organisé à partir de janvier 2019 se sont accompagnés de la mise à disposition de « cahiers de doléances »1 dans les mairies de France, pour donner la parole à tous les citoyens. Une résolution adoptée par l’Assemblée nationale le 11 mars 2025 vient encadrer, six ans plus tard, la diffusion et la consultation de ces cahiers.

Un laps de temps que des scientifiques ont cependant mis à profit pour s’emparer du sujet. La linguiste Marion Bendinelli a ainsi pris connaissance des cahiers de la ville de Dole, avant qu’ils rejoignent les services de la préfecture du Jura à la suite de la consultation citoyenne. Au laboratoire ELLIADD / UMLP, à l’aide de logiciels dédiés et après une phase de transcription manuelle assurée par une étudiante stagiaire, elle en a tiré une analyse qui a fait l’objet d’une publication scientifique en 2023. La chercheuse étend depuis le périmètre de ses investigations à toute la Franche-Comté, pour laquelle plus de 600 cahiers ont été recensés : 219 dans le Jura, 199 dans le Doubs, 122 en Haute-Saône et 70 dans le Territoire de Belfort.

Extrait d’un Cahier citoyens

Les premières tendances dégagées de l’étude des cahiers du Doubs convergent avec les résultats de l’analyse réalisée sur Dole. « La distance entre le peuple et les élus est une constante. Le nombre d’élus, jugé trop élevé à l’Assemblée nationale et au Sénat, et jusqu’aux communautés de communes, est remis en cause. Les privilèges accordés au président et aux ministres, et plus encore à ceux qui ne sont plus en exercice, sont vivement critiqués. »

Toujours au chapitre politique, la reconnaissance du vote blanc revient fréquemment dans les revendications, de même que la mise en place de consultations citoyennes. Les questions environnementales, si elles ne sont pas dominantes, sont régulièrement abordées et vues sous l’angle du quotidien. Un quotidien largement évoqué, émaillé de trop d’impôts, de taxes, de fins de mois difficiles, ou d’insuffisance de services publics de proximité.

Extrait d’un Cahier citoyens

 

« Ce sont surtout des personnes de plus de 40 ans, voire 60 ans, et beaucoup de retraités qui se sont exprimés dans ces cahiers. Ce constat est établi aussi bien à Dole ou Besançon que dans les petites communes », souligne Marion Bendinelli. À noter que si les cahiers citoyens ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la population, d’autres moyens d’expression ont pu être utilisés, comme la plateforme numérique mise alors en place par le gouvernement ou les cahiers proposés par les Gilets jaunes, qui n’entrent pas dans le cadre de l’étude.

Dans les cahiers citoyens, que les commentaires soient imprimés ou manuscrits, rédigés à l’extérieur ou écrits sur place à la mairie, les thèmes abordés et les idées exprimées sont sensiblement les mêmes. Mais leurs mises en forme sont elles aussi porteuses de sens. Décrypter les messages selon une démarche fine et qualitative fonde l’originalité du travail en linguistique. « Les manuscrits sont souvent aussi des récits de vie, où l’emploi de la première personne pour raconter ses problèmes ou s’adresser au président est fréquent. Les imprimés sont plus factuels, et aussi plus formels, organisés en paragraphes ou en listes. L’emploi de couleurs, de différentes typographies, de verbes ou de noms, de certains mots, de titres, tout cela est parlant. »

Extrait d’un Cahier citoyens

La chercheuse s’intéresse aussi à l’impact que peut avoir le contexte sur les formes d’écriture, « plus ou moins contraintes par les lieux mis à disposition dans les mairies, et par la nature des documents proposés : vrais cahiers, feuilles blanches libres ou guidant l’écriture par des cadres, marqués ou non d’une empreinte de la mairie, d’un rappel du Grand débat national… »

Le travail de restitution de la parole citoyenne entrepris par Marion Bendinelli s’ouvrira à d’autres explorations encore, comme l’établissement de points de comparaison entre les cahiers citoyens comtois et bourguignons, ou la mise au jour des cahiers des Gilets jaunes, jusqu’à ce jour inexplorés. L’objectif, dans tous les cas, est de mettre les résultats de ces investigations à la disposition du grand public et des décideurs politiques.

1 « Cahier de doléances » est le terme usuellement utilisé pour désigner tous les cahiers ouverts, quels qu’ils soient. Mais pour éviter les confusions, il s’est imposé au fil du temps pour désigner les cahiers tenus par les Gilets jaunes. Les cahiers ouverts par les mairies, dans le cadre ou en amont du Grand débat national, sont appelés Cahier citoyens ou Cahiers d’expression citoyenne.
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