L’invention de Troie. Les vies rêvées de Heinrich Schliemann, le livre d’Annick Louis arrive à point nommé pour marquer le bicentenaire de la naissance de Heinrich Schliemann (1822-1890). Un hasard du calendrier comme on dit, qui met en lumière un personnage hors du commun, peu connu en France mais encensé dans d’autres pays.
Natif d’Allemagne, Heinrich Schliemann bâtit une véritable fortune grâce à ses affaires avant de s’intéresser à l’archéologie. Selon une méthode exigeante qui lui est très personnelle, il apprend une douzaine de langues au cours de sa vie, ce qui sert ses ambitions : ses affaires puis sa quête archéologique, qui le conduisent de la Russie à l’Amérique, du Japon à différents pays en Europe. Poursuivant un rêve d’enfance, comme il aime à le raconter, Heinrich Schliemann part sur les traces des héros d’Homère pour découvrir la Troie antique et prouver le fondement historique de L’Iliade et L’Odyssée. En 1870, il est l’un des premiers à entreprendre des fouilles systématiques, une démarche novatrice aidée par les progrès de la technique, quand l’époque est encore à la comparaison de relevés topographiques avec des textes anciens.
Le rêve devient réalité lorsque Schliemann et son équipe exhument Troie de la colline d’Hissarlik, dans la région de la Troade en Turquie. Sept niveaux d’occupation du site sont mis au jour, sur les neuf qui seront en définitive recensés. Schliemann découvre Troie et le trésor de Priam, le roi de la cité antique ; de l’autre côté de la mer Égée, ses fouilles révèlent ensuite les ruines de Mycènes, le royaume d’Agamemnon, à qui il attribue le masque d’or qu’il découvre. Les traces de la légende et de ses protagonistes sont là, bien réelles.
Mais les hypothèses butent finalement sur les anachronismes, et sont réfutées au fil du temps et de l’avancée des recherches. Heinrich Schliemann a bien découvert Troie, mais il a fait erreur sur le niveau d’occupation du site. Si le « trésor de Priam » est un véritable trésor fait de bijoux en or et de vases en argent, il se rattache, tout comme les autres vestiges mis au jour, à une période plus ancienne de plusieurs siècles que celle supposée de la guerre de Troie, qui aurait eu lieu vers 1180 av. J.-C. L’existence de la cité de la légende sera attestée par d’autres archéologues, à un niveau d’occupation que Schliemann n’avait pas investigué.
Les erreurs de jugement, voire certains soupçons d’escroquerie, ne remettent cependant pas en cause l’intérêt des fouilles que Schliemann a menées pendant vingt ans, et ses apports à l’archéologie sont aujourd’hui incontestés. Mais l’homme est avant tout un mythe, qu’il a lui-même façonné avec la rédaction de quatre autobiographies, des textes se contredisant parfois entre eux ou avec d’autres sources documentaires, telles que des correspondances ou des journaux rédigés de sa main.
C’est justement alors qu’elle travaille sur les récits de différents explorateurs à la bibliothèque d’Athènes, qu’Annick Louis découvre l’importance des archives Schliemann. Certaines, rédigées en français et en espagnol, n’ont jamais été étudiées. La chercheuse se prend de passion pour l’histoire controversée de ce personnage extraordinaire, et surtout pour ses écrits. « Consulter des archives ne sert pas qu’à étayer des hypothèses ; c’est aussi découvrir des objets captivants, capables à eux seuls de susciter la curiosité et d’emmener vers des horizons de recherche inédits. »
Professeure en littérature hispano-américaine, Annick Louis opère donc un virage en décidant de mener une recherche fondée sur l’étude des archives Schliemann. Mais son objectif n’est pas tant archéologique ou historique que littéraire, et rejoint en ce sens l’une de ses spécialités, l’étude comparée de textes. « Mon propos n’est pas de déconstruire le mythe, mais plutôt de mettre en valeur certains des mérites de l’homme, passés sous silence dans ses autobiographies, comme le fait qu’il ait durement travaillé pour accéder au savoir, jusqu’à obtenir un doctorat en archéologie à la Sorbonne, ou que, étant allemand, il se soit heurté à une certaine hostilité dans les cercles scientifiques français. »
Annick Louis ne cherche pas à démêler le vrai du faux de la vie de l’archéologue, mais à étudier les procédés narratifs de l’auteur. « Sans ses autobiographies, Schliemann n’aurait été qu’un archéologue parmi d’autres. C’est par son écriture qu’il a frappé l’imagination et suscité la curiosité du public pour la discipline archéologique. » Dans ses autobiographies, Schliemann excelle à entrelacer le dit et le non-dit, à naviguer entre flou et précision. Il réussit à taire des événements de son histoire qui le dérangent, tout en insistant sur leurs conséquences. Il dit tirer une idée de supposés souvenirs d’enfance, pour mieux cacher qu’il vient de l’emprunter à un autre.
Il met en scène de façon inédite le couple de scientifiques qu’il forme avec son épouse Sophia. Surtout, il fait de ses autobiographies de véritables récits, enrichis d’emprunts à la légende homérique qu’il revisite pour y prendre place en tant que sujet ou témoin ; il les pare de fantastique et de merveilleux, à la manière des écrits du Moyen Âge. « Schliemann établit constamment des liens entre le passé et le présent, entre le texte classique et le sien, sans que ces liens soient explicités. »
Ni vraie ni fausse, n’appartenant ni à la fiction ni à la non fiction, l’écriture de Schliemann possède un « effet de réel » totalement nouveau à l’époque, qui explique en partie la séduction qu’elle a exercée sur le public. Largement réemployés ensuite par d’autres auteurs, aujourd’hui étudiés dans le cadre de cette recherche, les ressorts narratifs que Schliemann a utilisés passent donc à la postérité, tout comme les résultats qu’il obtint de ses fouilles. Fruit de plusieurs années d’une recherche passionnée et complexe, l’ouvrage d’Annick Louis a obtenu le prestigieux prix Louis Barthou 2021 de l’Académie française.