Nature, statuts, droits, organisation…, le concept de travail est bouleversé par l’influence conjointe de l’évolution de la société, des avancées technologiques et de la 4e Révolution industrielle qui se profile. État des lieux en quelques mots choisis…
Le profil idéal du travailleur ? Autonome, performant, autosuffisant, compétent, doté des bonnes ressources pour réussir. En quelques mots clés, ce portrait correspond à s’y méprendre à celui de l’être humain tel qu’on l’envisage dans les sociétés occidentales. Au point d’en oublier que les ressources de l’homme ont leurs limites, et que le travailleur évolue dans un contexte. « Lorsque l’employé est dépassé par des exigences supérieures à ses ressources personnelles et aux possibilités que lui offre l’organisation dans laquelle s’inscrit son travail, un déséquilibre se crée, explique Florent Lheureux, enseignant-chercheur en psychologie sociale du travail à l’université de Franche-Comté. L’individu régule la situation en général en puisant dans ses ressources, en se montrant par exemple plus disponible, en travaillant le soir, en répondant à ses mails le week-end ou encore en accroissant sa productivité horaire… »
Quand ce déséquilibre devient chronique, l’individu s’essouffle et entre dans une spirale infernale avec l’épuisement, le fameux burn out, en bout de course. « À force de tenter de satisfaire le « toujours plus, avec toujours moins de moyens », le travailleur n’a plus rien à donner. En prime la double peine : il est jugé responsable de sa situation, car non-conforme à l’idéal social. » Investis par un sentiment de responsabilité socialement inculqué, les employés, quel que soit leur niveau d’emploi, ont tendance à sous-estimer voire à ignorer les circonstances qui peuvent objectivement amener à craquer, et à surestimer le rôle des motivations, compétences et aptitudes personnelles.
Dans une entreprise ou une organisation, le soutien social est d’une importance capitale, qu’il s’agisse de donner un coup de main et un peu de son temps pour aider un collègue en difficulté, de mettre du matériel à sa disposition de le faire bénéficier de son réseau, ou, dans le registre de l’humain, de l’écouter ou de lui prodiguer des conseils.
Mais, inconsciemment imprégnés de la culture de l’excellence individualiste que valorisent nos organisations, nous avons tendance à n’accorder ce soutien qu’aux collègues jugés méritants et compétents, c’est-à-dire satisfaisant les exigences imposées sans jamais se plaindre ni manifester de « faiblesse ».
À partir de quel moment le jugement prévaut-il par rapport à l’empathie ? « Dès lors que l’on inculque aux personnes que la capacité de chaque individu à être rentable est plus importante que sa propension à se lier positivement aux autres. » Florent Lheureux, aidé de ses étudiants en master, a réalisé des études expérimentales innovantes mesurant le jugement social porté sur les personnes en situation de stress.Il en résulte que les symptômes de stress et de burn out sont associés à un jugement social négatif et à un plus faible recours au soutien des collègues. Un résultat paradoxal d’autant plus dérangeant qu’il est statistiquement fortement marqué. « Lorsque les symptômes de stress et d’épuisement sont faibles, les collègues évaluent positivement la personne concernée, et lui accordent plus spontanément leur soutien », raconte Florent Lheureux.Dès que ce niveau de stress augmente, et a fortiori lorsqu’il atteint le stade du burn out, l’entourage, au mieux ne se prononce pas, au pire porte un jugement négatif, d’autant plus si les compétences et les capacités propres à cette personne sont mises en cause.« Vécu d’une situation difficile, jugement social et crainte de ce jugement… Pour inverser la tendance et sortir du cercle vicieux, la solution réside dans la déconstruction des mythes de la performance et du travailleur parfait », conclut Florent Lheureux.
D’autant que le contexte d’organisation de l’entreprise comme l’évolution de la société ne sont pas toujours favorables, loin s’en faut.
Le sociologue Olivier Dembinski observe pour sa part depuis de nombreuses années l’évolution de l’organisation du travail dans le secteur de la santé. « Depuis le début des années 2000, l’administration a gagné à l’hôpital, plaçant des gestionnaires aux commandes dans le but de rendre les structures plus rentables. Résultat : sans connaissance des métiers, placés à l’interface entre l’administration et le terrain, certains de ces personnels sont démunis, et les professionnels désemparés. »
Ces nouvelles pratiques de management dans les services publics, guidées par une logique comptable, vont à l’encontre de l’idéologie des années 1970 : « La santé n’a pas de prix », c’est fini ! Si le service public tel qu’on le connaît dans le système à la française s’est mis à faire les comptes dans les années 1980, c’était pour prouver sa rentabilité, en réponse aux questionnements posés par l’Union européenne sur les systèmes de soins. Ensuite, selon Olivier Dembinski, le système s’est trouvé pris dans l’engrenage. « La vision comptable est contreproductive, mais elle est devenue une norme de gestion dont il est impossible de sortir. Nous ne pouvons revenir en arrière, et il n’existe pas de troisième voie. »
À la Haute Ecole Arc Santé, Christian Voirol, spécialiste en psychologie du travail et des organisations, fait lui aussi les comptes : « Les moyens restent identiques alors que les demandes continuent à augmenter, ce qui évidemment conduit à une surcharge de travail. » Une équation mathématique aussi simple que difficile à résoudre, en Suisse comme en France, où les récents mouvements des personnels de santé ont encore une fois pointé les dysfonctionnements du doigt.
Ne plus dire bonjour quand on entre dans un bureau, ne pas tenir la porte ouverte à quelqu’un qui vous suit, consulter ses mails ou parler avec son voisin pendant une réunion…, l’impolitesse prend de multiples formes tout au long d’une journée de travail. Évidemment beaucoup moins grave que le harcèlement, l’impolitesse mérite cependant qu’on y prête attention, car au-delà de son côté désagréable, elle est très répandue et retentit sur le bien-être des employés ; 50 % y sont confrontés au moins une fois par semaine, quand le harcèlement concerne 3 à 5 % d’entre eux.
Psychologue du travail et des organisations à l’université de Neuchâtel, Laurenz Meier a étudié la question de l’impolitesse par des enquêtes ponctuelles, sous forme de journaux de bord remplis quotidiennement par les employés, et par des études longitudinales menées sur plusieurs années, l’ensemble donnant des indications à court et long terme sur les effets de l’impolitesse. « On constate que tout le monde peut être victime ou acteur de l’impolitesse, homme ou femme, quels que soient la catégorie sociale, le métier et le type d’organisation », relate Laurenz Meier. Ses effets seront cependant plus durement ressentis par des personnes au tempérament sensible ou en état d’épuisement. Les conditions de travail où règnent stress et mauvaise communication favorisent par ailleurs l’impolitesse. « Et les employés dont le niveau de bien-être au travail est faible sont visiblement plus facilement sujets à être traités de manière impolie, ou du moins éprouvent l’impression d’être maltraités. »
L’impolitesse crée des tensions, rejaillit sur le bien-être et la performance, et dépasse le cadre de l’entreprise. L’employé traîne sa rancœur ou son malaise jusqu’à la maison, où ils affectent les relations conjugales et familiales. Des effets négatifs sur l’estime de soi, ou, dans un autre registre, sur la qualité du sommeil, sont également observés. De retour au travail, la tendance à adopter à son tour un comportement impoli est forte, selon une logique de cercle vicieux. Alors la politesse, merci d’y penser !
Pour rendre les situations plus vivables, Christian Voirol préconise une gestion du travail basée sur la mise en place de plans de contingence. L’idée consiste à opérer des choix en fonction des tâches et du nombre de personnes disponibles pour les effectuer. Si cinq personnes sont dédiées quand il en faudrait huit, que choisit-on de privilégier ? « Bien sûr, un plan de contingence n’est pas la panacée, mais il a le mérite d’organiser le travail en tenant compte des moyens, au lieu de s’efforcer d’assumer la surcharge, ce qui inévitablement amène à des situations de stress intense. » Là encore, il est question de faire le deuil des notions d’idéal et de perfection, cette fois appliquées au contenu du travail lui-même. Pour les cadres, la question se pose en termes de lâcher-prise, et consiste à identifier ce qu’il est possible de déléguer, voire ce à quoi on accepte de renoncer, pour mener de façon plus sereine et plus efficace les tâches qu’on a choisi de garder au centre de sa mission.
S’il reconnaît que la démarche demande des efforts, Christian Voirol va plus loin encore, en préconisant de prendre en compte les paramètres propres aux personnes pour apporter de l’équité au travail. « Je parle bien d’équité et non d’égalité, le concept n’est pas le même. L’équité, c’est tenir compte du fait qu’on ne demande pas à un homme fluet de porter les mêmes charges qu’à un gaillard de 100 kg et d’1,80 m. C’est admettre et intégrer dans l’organisation du travail qu’une mère de famille isolée a des contraintes horaires auxquelles elle ne peut se soustraire. » Difficile à mettre en place, la gestion individualisée au travail ? Christian Voirol cite des expériences réussies, développées alors qu’il était consultant en ressources humaines. « Pour que cela fonctionne, il est indispensable de trouver un équilibre entre abus de pouvoir des dirigeants et excès de revendication des salariés. » Une responsabilité à partager pour que l’adaptation soit possible et bénéfique pour tous.
De nouvelles modalités dans l’organisation du travail répondent d’ailleurs depuis les années 1970 à l’évolution des mentalités et des sociétés.
La mise en place d’un État providence, à la fin de la Seconde guerre mondiale, garantissant d’être à l’abri du besoin, a donné une nouvelle dimension au travail, qui de moyen de subsistance devient source d’épanouissement personnel, une tendance que renforcent l’avènement de la société de consommation et l’accès facilité aux loisirs. 1968 fait souffler un vent de liberté et revendique une place plus grande pour la créativité dans le travail comme dans son organisation. « Le capitalisme a su se réinventer, au moins en partie, pour répondre aux nouvelles attentes de la société, en intégrant de la souplesse au travail, raconte Jérôme Heim, enseignant-chercheur en sciences sociales à la Haute Ecole Arc Gestion. Le temps partiel apparaît, tout comme le travail à distance et l’organisation par projet. »
Aujourd’hui, les moyens technologiques aident au développement d’une formule d’avenir, tout en ramenant au passé : le télétravail et ses déclinaisons ne sont finalement que des formes modernes de travail à domicile ! En limitant les trajets, le télétravail représente une économie de temps, d’argent et d’énergie substantielle, et une meilleure qualité de vie familiale. Il va aussi dans le sens d’une plus grande liberté et d’une personnalisation du travail ; il donne la possibilité de s’affranchir des contraintes horaires, même si les plannings sont cadrés et font l’objet de contrôle ; il apporterait du bonheur au travail et favoriserait l’attachement à l’entreprise, toutes choses participant par ailleurs à gagner en productivité. Mais l’option télétravail peut aussi se révéler contre-productive. Il s’agit de bien gérer la frontière entre vie professionnelle et vie privée pour ne pas se laisser déborder : « Toujours avoir à finir un dossier ou garder un œil sur sa boîte mail en permanence peuvent mener à des situations de burn out, même quand on a choisi une façon de travailler a priori moins stressante, prévient Jérôme Heim.
« Du point de vue du droit, la nature du télétravail ne s’adapte qu’imparfaitement aux lois en vigueur », indique Jean-Philippe Dunand, spécialiste du droit du travail, codirecteur du Centre d’étude des relations de travail (CERT) de l’université de Neuchâtel.
L’employeur est responsable du lieu de travail de ses employés, mais il ne peut guère entrer dans leur sphère privée pour aller constater par lui-même que les locaux correspondent aux normes en vigueur, sont suffisamment spacieux, adaptés, aérés, comme l’exige la législation. L’employeur doit être attentif à demander à l’employé de lui fournir une déclaration répondant à ces exigences précises. Il doit aussi assurer que son employé enregistre scrupuleusement son temps de travail, de même que les temps de pause.
Si la question religieuse dans le cadre du travail a toujours existé, les entreprises semblent confrontées aujourd’hui plus qu’auparavant à des revendications religieuses de la part de leurs salariés. L’arrêt de la Cour de cassation du 22 novembre 2017 porte sur l’obligation de neutralité politique, philosophique ou religieuse dans le cadre du travail, selon certaines conditions particulières, et suscite le débat. Ce nouvel arrêt nourrit les travaux de chercheurs en droit, qui anticipent les questions qui vont inévitablement se poser, les cas particuliers et les problématiques encore insoupçonnés, afin d’envisager les réponses que le droit pourra y apporter. En France, la loi diffère selon la nature de l’entreprise.
Dans les services publics, au nom du principe de laïcité, il est interdit aux agents de montrer une appartenance religieuse, qu’ils soient ou non en contact avec les usagers. Dans les entreprises et organisations privées, le principe appliqué est celui de la liberté de religion, un droit fondamental inscrit à la Constitution : il est possible d’exprimer ses convictions et de pratiquer sa religion dès lors que ce droit n’entre pas en contradiction avec le travail de l’employé, et qu’il n’entrave pas l’exercice de ses fonctions. L’arrêt du 22 novembre 2017 apporte des précisions concernant la capacité de l’employeur à interdire le port de signe religieux au travail. La question s’était déjà posée dans l’affaire de la crèche Baby-Loup, où une employée avait été licenciée pour port de foulard islamique.
« Cet arrêt invite l’employeur à prévoir, dans le règlement intérieur de son entreprise, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, par les salariés en contact avec la clientèle », raconte Chantal Mathieu, chercheure en droit social au CRJFC, spécialiste de la question religieuse au travail, et enseignante à l’université de Franche-Comté. Cet arrêt oblige cependant l’employeur à chercher une solution pour reclasser le salarié à un autre poste pour éviter de procéder à son licenciement. « On se trouve ici devant une contradiction : le non-respect de la règle ne génère l’application de la sanction qu’en différé et sous condition, ce qui sans doute pourra engendrer de nouveaux problèmes. » Une autre contradiction pourrait concerner le respect de la notion de neutralité. Les grandes enseignes commerçantes organisent parfois des campagnes marketing axées sur des produits relevant de pratiques alimentaires religieuses ; comment dans ce cas prôner la neutralité auprès de ses employés quand on utilise le fait religieux pour s’adresser à ses clients ?…
Le travail intérimaire, lui aussi outil moderne de gestion, pose question quant à l’implication que l’on peut attendre de ses salariés et à leur satisfaction au travail. La littérature fait état d’une identification sociale moindre, de la difficulté à être reconnu dans un groupe, bref d’une précarité de l’appartenance sociale autant que du travail.
Au laboratoire de psychologie de l’université de Franche-Comté, Clément Parmentier prépare, sous la direction de Florent Lheureux, une thèse qui devrait nuancer ce propos. Dans une étude préliminaire réalisée à partir de plus de deux cents questionnaires administrés auprès de salariés en CDI, CDD et CTT (Contrat de travail temporaire, ici des intérimaires) du milieu industriel, il a recensé quatre profils types de travailleurs intérimaires, correspondant à la plupart des motivations conditionnant le choix de ce statut. Pour certains, l’intérim apporte une liberté bien en phase avec le style de vie qui leur convient, quand pour d’autres il est un choix contraint pour subvenir à leurs besoins. Entre les deux, il est vu soit comme un état transitoire entre deux étapes de vie, soit comme un tremplin dont on se sert pour faire rebondir vers une autre carrière.
« Pour la minorité de ceux qui choisissent l’intérim pour l’autonomie qu’il garantit, les scores d’appartenance sociale perçue et de motivation au travail sont comparables à ceux des salariés en CDI », rapporte Clément Parmentier, qui précise : « Outre le type de motivation, la durée de l’emploi, l’adéquation entre le poste et les qualifications, et enfin les possibilités de négociation des salaires sont également des facteurs jouant sur le concept d’appartenance sociale et donc sur l’implication et la satisfaction au travail. » Cependant, la majorité des travailleurs intérimaires subit cette situation et présente des indicateurs d’appartenance sociale perçue et de motivation plus faibles. L’enjeu réside donc dans la correspondance de la nature du contrat de travail aux aspirations et au contexte de vie des travailleurs. L’étude du jeune chercheur va s’orienter vers toutes les formes de travail temporaire, comprenant aussi contrats courts et travail saisonnier, dans l’idée de fournir, entre autres, des indicateurs pour aider au recrutement des personnes et accompagner leur insertion dans l’entreprise.
L’apparition des plateformes UBER, quant à elle, lance un débat en lien avec la digitalisation de l’économie, du travail et de la société. La transformation numérique est de taille. Elle impacte d’ores et déjà le monde du travail et va continuer à le modifier de façon déterminante et irréversible. Au CERT, le chercheur Aurélien Witzig entre dans un débat juridique qui fait rage actuellement, concernant cette forme nouvelle d’activité. Travail salarié ou indépendant ? Si les critères « rémunération » et « prestation de travail » servent de base à la qualification générale de la notion de « travail », ils ne sauraient suffire à déterminer la nature d’un emploi. « Ces quarante dernières années, le lien de subordination à un supérieur hiérarchique, à des instructions comme le respect des horaires ou d’un lieu de travail donné, désignait l’emploi comme relevant du droit du travail », rappelle Aurélien Witzig. Mais la formule, valable dans l’entreprise classique d’après la Seconde Guerre mondiale, ne résiste pas à la donne du XXIe siècle. Le numérique fait travailler les gens partout et de manière plus indépendante, avec des horaires fluctuants. « Il nous faut assouplir les critères existants, voire en trouver de nouveaux, plus pertinents. Ces critères pourraient de surcroît servir à qualifier ces emplois du point de vue de la protection sociale, jusqu’à présent évalués par un critère de dépendance économique. »
Comme pour étayer ces propos, Adrian Bangerter, spécialiste de psychologie du travail et des organisations à l’université de Neuchâtel, note qu’UBER pour sa part ne se considère pas comme un employeur, alors que des actions sont menées un peu partout dans le monde pour prouver le contraire devant la justice.
« On constate aujourd’hui cette tendance : l’employeur se retire de plus en plus de ses engagements et l’individu est de plus en plus responsable de sa carrière. » On est très loin du modèle économique des années 1980 et 1990, où une organisation verticale laissait espérer, à terme, la sécurité du travail contre bons et loyaux services. « Ce sont les gens les mieux formés qui pourront tirer profit de cette nouvelle donne. Les autres auront moins de chances de s’en sortir, ils risquent de devenir les perdants de la digitalisation. »
Adrian Bangerter évoque l’exigence toujours plus forte de rapidité dans les délais, les petits boulots qui se multiplient, le travail de nuit qui augmente et les plannings irréguliers. Mais la flexibilité, par certains aspects, peut aussi se montrer dangereuse pour ceux qui, qualifiés, l’ont pleinement choisie. « C’est une histoire de politique et de culture d’entreprise : la si
tuation sera bien sûr différente si un supérieur envoie un mail tard le soir à un employé travaillant à la maison, l’obligeant implicitement à y répondre rapidement, ou s’il respecte des horaires de bureau.
Il est indispensable de discuter des attendus et de fixer des limites de manière claire. » Au-delà des questions de droit, Aurélien Witzig note combien l’intervention du numérique bouleverse jusqu’au système de reconnaissance des travailleurs. « Ce n’est plus le patron qui note le travail, mais le client, et c’est un enjeu d’importance. » Adrian Bangerter évoque la remise en question, par la digitalisation, du travail des gens même hautement qualifiés.
« Dans le domaine de la santé par exemple, le big data et les algorithmes fournissent aujourd’hui une expertise basée sur la connaissance d’un nombre de cas largement supérieur à celui dont un praticien peut se prévaloir pour qualifier une pathologie chez un patient. »
La flexibilité du travail ne va pas dans le sens de la sécurité des travailleurs, c’est aussi l’opinion de Jérôme Heim. « Le capitalisme, malgré les évolutions qu’il a connues et les différentes directions qu’il a pu prendre, n’a toujours pas répondu à la question de la sécurité, et la digitalisation ne va pas aider. » Le chercheur évoque les impératifs de rentabilité des entreprises, motivant leur flexibilité, qui toujours s’opposent au besoin de sécurité des travailleurs. » Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la problématique reste la même, voire se nourrit de nouvelles incertitudes, souvent reportées sur le monde du travail avec le recours aux sous-traitants, aux stagiaires et de manière générale aux emplois précaires. « Il est indispensable de réussir à trouver un consensus pour équilibrer la donne et apaiser les tensions. »
Pour ces raisons, et d’autres encore, Jean-Philippe Dunand fait partie des experts envisageant la possibilité d’une disparition partielle du salariat. « Les questions se multiplient quant au statut de certains travailleurs, dont on ne sait s’ils relèvent du droit du travail ou du régime de travailleur indépendant ; par ailleurs, les robots remplacent de plus en plus d’employés : l’évolution du travail apportera très vite des questionnements sur les recettes fiscales et sociales auxquelles vont pouvoir prétendre les États. Concernant les statuts futurs du travail, des groupes de réflexion étudient la pertinence de créer une catégorie intermédiaire de travailleurs, qui garantirait à ces derniers une protection sociale et santé du même type que celle des salariés, tout en reconnaissant leur indépendance dans l’exercice de leur activité.
Largement évoqué dans les études et fortement médiatisé, le thème du stress au travail n’est pourtant souvent considéré que dans la catégorie « salariés ». L’Organisme pour la prévention en santé au travail (OPSAT), ex-« médecine du travail », et le laboratoire de psychologie de l’université de Franche-Comté se sont intéressés aux dirigeant(e)s des PME et TPE. Sous la supervision de Didier Truchot, enseignant-chercheur en psychologie sociale du travail et de la santé à l’université, et de Danielle Seelig, psychologue du travail à l’OPSAT, Clément Parmentier, doctorant au laboratoire, a réalisé une enquête, tous secteurs confondus, sur les quatre départements de l’ancienne région. Plus de mille deux cents questionnaires ont ainsi été exploités.
Concernant plus particulièrement les dirigeant(e)s de TPE, quatre grands facteurs de stress ont pu être mis en évidence et listés en fonction de leur importance. « La gestion du personnel de l’entreprise ou de l’établissement est le premier facteur de stress pour eux. La gestion des conflits et des revendications, les absences de salariés, ou encore les comportements d’incivilité sont entre autres cités », énonce Clément Parmentier. Les exigences de la tâche, liées au travail lui-même, sont ensuite rapportées : le manque de contrôle sur certaines situations, sur l’environnement de l’entreprise, l’imprévisibilité des demandes obligeant à travailler dans l’urgence… Le « travail empêché » est le nom donné par les psychologues au facteur suivant, qui concerne la difficulté à trouver du personnel qualifié, la surcharge administrative toujours en augmentation… Enfin le conflit entre les valeurs de l’entreprise et les objectifs à atteindre, notamment financiers, semble difficilement supportable, tout comme l’incertitude des marchés et des financements, qui laisse planer une menace sur le devenir de l’entreprise.
« Ces facteurs se conjuguent aux notions d’épuisement émotionnel et d’addiction au travail, que cette addiction soit de l’ordre de l’excès ou de la compulsion, l’ensemble ayant évidemment des répercussions sur la vie privée », précise Didier Truchot. S’il semble difficile d’agir sur les facteurs de stress, on peut imaginer trouver des ressources psychosociales supplémentaires pour y faire face : cet aspect constituera la seconde partie de cette recherche spécifique aux dirigeant(e)s de TPE, inédite en France. « Mieux connaître leur activité devrait permettre d’améliorer la prévention des risques qui lui sont liés. »
Contacts :
Université de Franche-Comté
Florent Lheureux – Tél. +33 (0)3 81 66 54 39
Didier Truchot – Tél. +33 (0)3 81 66 54 09
Clément Parmentier – Tél. +33 (0)6 85 32 66 64
CRJFC − Centre de recherches juridiques de Franche-Comté
Chantal Mathieu – Tél. +33 (0)3 81 66 67 46
UTBM
Olivier Dembinski – RECITS / Institut FEMTO-ST – Département des Humanités – Tél. +33 (0)3 81 66 67 46
Haute Ecole Arc
Christian Voirol – HE-Arc Santé – Tél. +41 (0)32 930 25 54
Jérôme Heim – HE-Arc Gestion – Tél. +41 (0)32 930 20 67
Université de Neuchâtel
CERT − Centre d’étude des relations de travail
Jean-Philippe Dunand – Tél. +41 (0)32 718 13 19
Aurélien Witzig – Tél. +41 (0)22 379 84 39
Institut de psychologie du travail et des organisations
Adrian Bangerter – Tél. +41 (0)32 718 13 18
Laurenz Meier – Tél. +41 (0)32 718 13 20