Université de Franche-Comté

[Échos antiques]

L’art de l’éloquence politique selon Cicéron

La mémoire individuelle et la mémoire collective, générationnelle même, ne vont pas l’une sans l’autre pour Cicéron (106 – 43 av. J-C.), pour qui l’individu doit se soumettre à l’intérêt public. L’homme d’État, philosophe et écrivain romain, nommé consul en -63, défenseur de la République qui vit alors ses dernières années, voit dans le personnage de l’orateur un homme politique porteur de l’histoire de Rome.

Buste de Cicéron – WIKI COMMONS

L’auteur latin associe l’art oratoire et les questions de mémoire dans nombre de ses écrits, qu’il publie de son vivant. Il est alors l’un des rares à transmettre l’ars memoriae des Grecs, qui peut s’apparenter aux moyens mnémotechniques auxquels recourir pour favoriser la mémoire.

Dans le dialogue De l’orateur, publié en -55, Cicéron développe par exemple l’idée d’une mémoire visuelle pour retenir un discours. Il imagine les pièces de sa maison comme autant de lieux où il place des souvenirs ou des informations, qu’il retrouve dans une déambulation mentale qui suit la trame chronologique de son propos. Il s’ingénie aussi à jouer avec les mots pour former des genres de rébus chargés de sens.

Ces méthodes nouvelles, parfois jugées complexes par ses contemporains, peuvent selon lui se substituer à la répétition pour apprendre un texte, à une époque où les performances en matière de mémoire sont une façon de briller en société. Pour Cicéron, les capacités mémorielles sont avant tout un moyen de diffuser des idées philosophiques et d’inscrire la République de Rome dans l’histoire.

« L’éloquence est, chez lui, indissociable de la culture philosophique. Le discours et la pensée sont deux concepts que Cicéron réunit, alors que Platon les avait séparés », explique Thomas Guard, enseignant-chercheur en langue et littérature latines à l’UMLP / ISTA, spécialiste de Cicéron, et qui a récemment animé une conférence à son sujet à la MSHE à Besançon.

Cicéron émet des théories sur la mémoire, qui résonnent jusqu’à aujourd’hui. À la suite du complot de Catilina, qu’il fait échouer mais pour lequel il fait condamner à mort des conjurés sans procès, Cicéron est contraint à s’exiler en Grèce et voit une forme de damnatio memoriae, la condamnation à l’oubli, le frapper : la maison qu’il a dû quitter à Rome est détruite et remplacée par un temple sacré, une manœuvre visant à effacer symboliquement la trace de son existence.

Cicéron dénonce Catilina, fresque réalisée entre 1882 et 1888 par Cesare Maccari (1840-1919)

« Cette condamnation à l’oubli, contre laquelle Cicéron s’est élevé et qu’il a théorisée, est très contemporaine, souligne Thomas Guard. C’est la cancel culture qui veut effacer les traces de personnages ambigus de l’histoire, par exemple avec le déboulonnage de statues dans l’espace public, ou le gommage d’un portrait sur une photo au temps des purges staliniennes, ou encore l’interdiction de certains mots dans des dossiers soumis à l’approbation des équipes du président Trump. D’un extrême politique à l’autre, la loi du plus fort s’impose aussi autour d’enjeux mémoriels. »

Cicéron meurt assassiné en -43, un an après Jules César, son adversaire politique. Républicain et conservateur, il s’affiche comme un représentant de la mémoire de Rome, quand César, le « révolutionnaire » qui souhaite installer un régime qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de monarchique, est estimé ignorant de cette mémoire (immemor en latin), tout comme les autres conjurés qui veulent détruire la république.

Dans ces combats philosophiques et politiques ayant la guerre civile pour toile de fond, les coups bas, les trahisons et les revers de fortune sont monnaie courante. Ils sont eux aussi inscrits dans la mémoire d’une époque, que les écrits d’auteurs comme Cicéron ont livrée jusqu’à nous.

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