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Grandes stratégies politiques et économiques, législations comptables et financières, capacités d’action des entreprises : c’est en considérant tous ces niveaux que Fabrice Spada, spécialiste en finances et management d’entreprise, intervenant à la Haute Ecole de gestion Arc, estime qu’il est nécessaire de questionner la durabilité : « Il est possible, et souhaitable, de distiller de la durabilité de la plus grande à la plus petite des échelles ».
La responsabilité sociétale et environnementale des entreprises (RSE) est l’un des maillons de cette chaîne potentiellement apte à se montrer plus vertueuse. La RSE a, dès 2001, fait l’objet d’une première loi en France, mais n’apparaît que depuis janvier 2023 dans les textes en Suisse. « Si on ne cadre pas la loi de façon précise, on risque de rester dans le flou, avec des bilans et déclarations d’intention qui servent l’image de l’entreprise plutôt que l’environnement. À l’inverse, si les exigences sont excessives, elles deviennent difficiles à mettre en œuvre et peuvent constituer un frein pour la performance. »
En Suisse, qui n’en est qu’aux débuts législatifs sur la question, certaines entreprises auraient tendance à se placer dans la première catégorie et à pratiquer le greenwashing, comme d’ailleurs bien d’autres avant elles. En Europe, l’étau législatif se resserre autour de la RSE, avec une loi obligeant depuis le 1er janvier 2024 les grandes entreprises à recenser pas moins de 1 200 indicateurs pour établir leur rapport de durabilité. « C’est un travail énorme, engageant des pratiques complexes et des compétences dont ne disposent pas forcément les entreprises. Le temps pris pour cette tâche peut impacter négativement leur compétitivité face à leurs concurrentes en Chine ou aux USA », estime Fabrice Spada. Un paramètre crucial en ces temps de bouleversement des équilibres économiques mondiaux.
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Ainsi, alors que les contextes évoluent en permanence, que des retours en arrière sont possibles à coups de dérèglementations, comment ne pas se soucier de la durabilité de la démarche de RSE elle-même ? En Suisse où tout reste à faire, en Europe où on cherche à établir des liens entre deux législations indépendantes, la finance d’un côté, la RSE de l’autre, instiller des éléments de responsabilité sociétale directement dans le droit de la comptabilité est une voie que privilégient certains experts, comme Fabrice Spada. « Il s’agit de mettre en place des méthodes pratiques, d’autant qu’il est prévu qu’avant la fin de la décennie, les PME européennes appliquent elles aussi les règles sur la RSE. »
Une volonté d’aller vers une simplification des démarches, et vers l’action.
Une proposition est par exemple de créer une « réserve légale », prélevée sur les fonds de l’entreprise, pour financer des actions concrètes en faveur de l’environnement. « Intégrer la RSE dans le droit de la comptabilité signifie une remise en cause complète du système actuel, mais c’est sans doute une bonne solution pour que les entreprises puissent anticiper plutôt que subir les bouleversements attendus des changements climatiques et environnementaux. »
Associer transition écologique et justice sociale : c’est sous la forme toute ronde d’un donut que se matérialise une nouvelle façon de penser l’économie.
La « théorie du donut » a été inventée par l’économiste britannique Kate Raworth et l’association Oxfam en 2012, et fait depuis l’objet d’expérimentations à l’échelle d’entreprises, de collectivités, de villes.
En 2020, Amsterdam a été la première à orienter de cette façon le choix de ses politiques publiques, intégrant par exemple des logements sociaux dans le quartier résidentiel de Strandeiland, dont le développement a par ailleurs été assuré avec des matériaux durables. Environ soixante-dix villes dans le monde l’ont suivie, comme Glasgow, Bruxelles et Mexico, et en France Grenoble et Valence.
Le donut est une approche imagée et parlante pour montrer l’équilibre à atteindre entre préservation de la planète et bien-être de ses habitants. L’extérieur du cercle matérialise un plafond environnemental à ne pas franchir, pour ne pas impacter les 9 limites planétaires définies par les scientifiques de l’environnement, parmi lesquelles les changements climatiques, l’appauvrissement de la biodiversité, l’acidification des océans, ou encore l’utilisation de l’eau douce. L’intérieur du cercle marque un plancher social sur lequel tout individu devrait pouvoir s’appuyer, avec les fondements de base nécessaires à son épanouissement, tels que l’accès à la santé et à l’éducation, l’emploi ou la parole politique. Entre les deux, on a le gâteau : « l’espace sûr et juste pour l’humanité », élaboré grâce à un « développement économique inclusif et durable ».
Lorsque se prennent les décisions, la théorie du donut devient un outil de pilotage. Elle donne des clés pour anticiper l’impact d’une mesure à la fois sur les limites planétaires et sur les besoins fondamentaux des êtres humains.
À l’ULMP / CRESE, Catherine Refait-Alexandre s’intéresse aux aspects économiques de la mise en application de la théorie. « Il s’agit de prendre en considération non seulement des paramètres financiers ou comptables, mais aussi des effets non marchands, comme le dynamisme de la vie associative ou le lien entre les personnes. »
La chercheuse accompagne actuellement un projet de valorisation des déchets piloté par la communauté de communes des Portes du Haut-Doubs et mené en collaboration avec l’établissement public Préval Haut-Doubs, et pour lequel différentes perspectives se côtoient et sont formulées sous la forme d’objectifs : création d’emplois, réduction des émissions de gaz à effet de serre grâce à la récupération d’objets par des associations ou ressourcerie, mise en place d’un système de chauffage collectif alimenté par la combustion de déchets finaux, implication citoyenne par la sensibilisation des écoliers au gaspillage alimentaire…
Ce type de « recherche-action », qui fait l’objet d’un stage dans le cadre du master Quantification et analyse économique de l’UMLP, est aussi un moyen d’éclairer et d’impliquer les étudiants sur des questions capitales pour l’avenir.
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« Rendre visible l’invisible », c’est le credo qui guide le géographe Alexandre Moine dans ses travaux en faveur de la vitalisation des territoires urbains. Enseignant-chercheur à l’UMLP / laboratoire THéMA, Alexandre Moine suit un cheminement d’intelligence territoriale qui permet de comprendre la réalité multiforme d’un territoire.
Conscient de l’importance d’accompagner les personnes vulnérables dans leur quotidien, il met des instruments d’intelligence territoriale au service des quartiers prioritaires d’une ville (QPV). « Si ces personnes vont mieux, c’est aussi l’ensemble de la société qui va mieux. C’est là le sens qu’on peut donner à la durabilité d’un territoire. »
Muni de son bâton de pèlerin, Alexandre Moine parcourt la France de Saint-Étienne à Brest, de Poitiers à Chalon-sur-Saône, une dizaine de villes-étapes où il met à disposition des outils de diagnostic afin de mieux comprendre ce qui fonctionne ou ce qui pose problème à partir des retours du terrain, et de mettre ce bilan en évidence de la manière la plus concrète qui soit : une carte. Ou plutôt des cartes, qui se superposent à l’aide de calques pour rendre compte de données de différentes natures.
Un travail réalisé avec les travailleurs sociaux, qui ont une vision des quartiers au mètre près. « Il connaissent les gens et les relations qu’ils entretiennent, les habitudes de fonctionnement par rapport à des infrastructures comme les transports en commun, les stades, les commerces ou les écoles. Ils peuvent constater les manques aussi. »
Les travailleurs sociaux savent où se trouvent les caméras de surveillance autant que les arrêts de bus ou les zones de deal. Ils savent aussi qu’on peut considérer un barbecue sauvage comme une soupape de sécurité dans un quartier sous tension, et non seulement comme un délit. Ou que le tableau formé par une mère installée avec un enfant sur un banc impacte favorablement l’ambiance d’un lieu. Le barbecue, le banc seront des points à porter sur la carte, au même titre que la caméra, l’arrêt de bus ou la zone de deal.
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« L’objectif, à l’aide d’outils graphiques, est de structurer les milliers d’informations en provenance des quartiers, pour que tout le monde ait la même vue d’ensemble, y compris et surtout ce qui était ignoré ou faisait l’objet de fausses représentations. L’objectif n’est pas de faire consensus, mais de pouvoir confronter les points de vue sur une base de discussion commune. » On détermine dès lors ce qui peut être amélioré, ce qui est du ressort des institutions, des associations, des citoyens eux-mêmes.
Alexandre Moine a renouvelé l’expérience fin 2024 au cœur de Battant à Besançon, cette fois en ajoutant aux travailleurs sociaux tous les acteurs du quartier : les habitants, les SDF, les commerçants, les intervenants extérieurs comme les soignants ou les facteurs, et même les enfants. « Les cartes resteront disponibles pour que tous puissent s’approprier les dispositifs qu’ils ont contribué à construire, et actualiser les données. »
Pour Alexandre Moine, il est important que chacun continue à faire vivre ce travail et à en tirer des bénéfices à l’échelle du quartier. « Il est pour cela indispensable de mettre à disposition des outils et des méthodes qui ont fait leurs preuves. C’est cela aussi, la durabilité ! »