L’état de santé de la Loue et des rivières comtoises préoccupe toujours les scientifiques, les politiques et les citoyens. Les chercheurs continuent de mettre en commun leurs compétences dans des domaines qui se révèlent complémentaires pour déterminer les causes de ce drame écologique, et envisager les solutions pour l’endiguer.
L’eau, le sol, le sous-sol, c’est à un écosystème considéré au sens large que s’intéressent les spécialistes du laboratoire Chrono-environnement pour comprendre les mécanismes de dégradation de la Loue, et plus généralement des rivières comtoises. Une telle démarche exige la contribution de différents spécialistes : hydrobiologistes, écotoxicologues, pédologues, chimistes et hydrogéologues retroussent leurs manches et chaussent leurs bottes dans un même élan pour chercher des explications à une situation confuse, et tenter d’y remédier dans la mesure du possible.
Les relevés et les analyses scientifiques l’ont prouvé : la bonne santé des rivières mise en avant par les analyses d’eau classiques n’est qu’apparente, la Loue et les cours d’eau comtois souffrent. Ce ne sont pas les milliers de poissons morts au cours des deux dernières décennies qui diront le contraire, pas plus que les gammares, ces minuscules crevettes d’eau douce habituellement présentes dans les fonds aquatiques, décimées par la pollution.
Le diagnostic des scientifiques est sans appel, il s’appuie sur l’analyse des sédiments, des matières en suspension dans l’eau, et de l’eau elle-même bien sûr, selon les méthodes les plus fines. Il conclut à une minéralisation de l’eau avec une présence marquée de bicarbonates et de calcium ; il met en évidence une augmentation notable de l’azote, et de différents agents biocides, notamment des insecticides, dans les rivières, ainsi qu’une minéralisation accrue de la matière organique des sols. | ||
Une combinaison de transformations dont on sait qu’elles ne peuvent manquer d’influer négativement sur la santé et l’équilibre des cours d’eau, et qui aujourd’hui sont identifiées, caractérisées et quantifiées très précisément. |
François Degiorgi, hydroécologue, Pierre-Marie Badot, écotoxicologue et Éric Lucot, pédologue, tous trois chercheurs au laboratoire Chrono-environnement et enseignants à l’université de Franche-Comté, mènent avec leurs équipes des recherches d’envergure, inscrites à des programmes soutenus par l’Agence de l’eau, la région Bourgogne – Franche-Comté et le Conseil départemental du Doubs. « Notre hypothèse est celle d’une déstabilisation des sols, qui entraînerait, au moins en partie, les modifications que nous avons pu diagnostiquer dans les rivières. »
En Franche-Comté, de nombreux sols sont minces, donc vulnérables, et l’adoption de pratiques agricoles plus intensives ces dernières décennies a pu contribuer à mettre à mal leurs équilibres biologiques et chimiques, une situation vraisemblablement favorisée par la mise en culture de surfaces autrefois en herbe. Ces modifications pédologiques faciliteraient les transferts de forme minérale de l’azote et de contaminants chimiques vers les cours d’eau, par l’intermédiaire du karst composant notre paysage. « Les résultats obtenus montrent par exemple la présence fréquente dans les cours d’eau de pyréthrinoïdes, des insecticides de synthèse dérivés du pyrèthre, dont la toxicité sur la faune aquatique s’est révélée plus élevée qu’annoncé au départ. »
Rechercher les causes du dérèglement de l’écosystème oriente aussi vers d’autres pistes, comme la pollution par les HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques). Si leur présence est avérée dans les eaux comtoises, quelle est leur origine ? Atmosphérique ou terrestre ? Les HAP pourraient être entraînés du bitume des routes et des parkings vers les rivières, une hypothèse qui va faire l’objet des prochaines investigations de l’équipe. « Ce que nous savons d’ores et déjà, et de façon formelle, c’est qu’il n’y a pas une seule source de pollution ou une responsabilité unique. La réalité des causes comme des effets est multiple, et demande à être considérée dans toute sa complexité », souligne François Degiorgi.
Avoir une vue d’ensemble était déjà la philosophie de Jean Verneaux, qui dès les années 1960 a posé les bases d’une écologie quantitative et transdisciplinaire pour les milieux aquatiques. Hydrobiologiste de renommée internationale, comtois de naissance et de cœur, enseignant-chercheur à l’université de Franche-Comté où il a mené l’essentiel de sa carrière, Jean Verneaux s’est éteint en février 2017 à l’âge de 80 ans. Personnage truculent, exigeant, passionnant aux dires de ses anciens étudiants, il a bousculé les normes en considérant la pratique de sa discipline sous un nouveau jour, et en se plaçant à l’interface entre les universitaires et les acteurs de terrain, une gageure à l’époque.
Jean Verneaux a été l’un des premiers scientifiques à allier chimie et biologie pour mesurer la qualité de l’eau, selon une démarche véritablement écologique, et à produire les données quantitatives qui lui apporteront une connaissance inédite de l’écosystème « cours d’eau ». À la tête d’une équipe de trente collaborateurs, soutenu par le ministère de l’agriculture, Jean Verneaux voit grand. Il examine le Doubs sous toutes les coutures, en étudiant simulanément la faune, la flore, la chimie et la physicochimie de deux cent quarante stations jalonnant le réseau hydrographique du cours d’eau comtois. Il étendra cette approche avec plus de mille stations sur les rivières de France et au-delà des frontières de l’hexagone, après qu’il aura prouvé la pertinence de sa typologie des rivières avec l’exemple du bassin du Doubs.
Jusque-là, la répartition des espèces aquatiques le long du gradient écologique décrit par les rivières, de leur source à leur confluence ou à leur embouchure, était prédite d’après des lois de répartition essentiellement fondées sur la pente et le débit. Jean Verneaux a montré que ce modèle, basé sur des études menées sur des massifs silicieux à la morphologie « lissée », n’était pas adapté au réseau hydrologique du massif jurassien, alternant plateaux et faisceaux calcaires, pertes et résurgences. « Le constat de Jean Verneaux est que si les espèces aquatiques se succèdent bien suivant un continuum dans l’espace abstrait de l’analyse mathématique, dans la réalité, les cours d’eau sont constitués de mosaïques de biotopes complexes », explique François Degiorgi.
À partir de ces principes, et sur la base d’analyses statistiques combinant chimie, biologie, physicochimie et hydrodynamique, Jean Verneaux a mis au point entre 1969 et 2004 un grand nombre d’outils de bio-indication de la qualité des rivières, dont l’Indice biologique de qualité globale (IBG) qui, normalisé au début des années 1990 par l’AFNOR sous l’appellation IBGN, reste un indicateur de référence. Les travaux et les méthodes mis au point par Jean Verneaux, et ses résultats de recherche, ont conduit à des avancées scientifiques majeures dans le domaine de l’hydroécologie. Son analyse et ses prédictions quant à l’avenir des écosystèmes menacés par la pollution restent plus que jamais d’actualité.
Contacts :
François Degiorgi / Pierre-Marie Badot / Éric Lucot
Laboratoire Chrono-environnement – Université de Franche-Comté / CNRS
Tél. +33 (0)3 81 66 57 01 / 57 09 / 57 82