De leur lit principal aux plus fins de leurs méandres, les rivières suivent toutes un cours marqué par une dynamique naturelle et des influences anthropiques. Alimentées l’une par l’autre, la Saône, le Doubs et la Loue sont intimement liées mais présentent des personnalités et des parcours bien différents.
Si la Saône suit un cours plutôt tranquille et enchante les amateurs de balades, de baignade ou de pêche, elle a été le vecteur d’une intense activité économique dès le Moyen Âge et jusqu’au milieu du XXe siècle. En atteste la riche documentation concernant la Haute-Saône, qui permet d’en retracer l’histoire depuis le XIIIe siècle dans ce département.
C’est de Gray que la rivière devient navigable, et à cette époque déjà, la petite ville haut-saônoise était un port d’une importance capitale. Considérée comme le « grenier du midi », Gray était le point de départ de la redistribution des blés dans toute la région méridionale, un rôle qu’elle tient jusqu’au milieu du XIXe siècle, et que complète l’acheminement de bois de construction, de vins ou encore de charbon de terre et de produits métallurgiques au fil des siècles. Ses activités sont aussi tournées vers le nord du pays et l’Allemagne, en faisant une véritable plaque tournante à l’échelle de l’Europe.
Les années 1950 et la concurrence du chemin de fer marquent le déclin définitif de l’activité marchande de Gray, qui se reconvertit dès lors en port de plaisance.
Le dynamisme économique lié à la « petite Saône », ainsi qu’est encore dénommée la portion de la rivière traversant le département de la Haute-Saône et qui représente près du tiers de sa longueur, se constate aussi dans le développement d’ouvrages hydrauliques comme les moulins à grains ou à fouler le coton dès le XIIIe siècle, puis l’installation à l’époque pré-industrielle de nombreux fourneaux et forges, enfin d’importantes usines dont on peut citer à titre d’exemple les papeteries de Savoyeux.
La pêche a de tout temps revêtu un caractère fondamental et les eaux de la Saône étaient également primordiales pour l’agriculture, canalisées pour irriguer ou drainer les cultures en fonction des saisons.
« Pour être complémentaires, toutes ces activités ne se développaient cependant pas sans heurts, les intérêts des uns se posant souvent de façon contradictoire à ceux des autres », constate l’historien Emmanuel Garnier à la lecture des documents d’époque. « Les archives autorisent la compréhension des multiples enjeux que porte la rivière sur près de 700 ans. Cette longue rétrospective interroge par ailleurs sur l’évolution du statut de la Saône, qui après avoir constitué un axe économique stratégique majeur pendant plusieurs siècles, occupe depuis les années 1950 une place marginale dans le développement du département. »
Emmanuel Garnier souligne l’intérêt que pourrait revêtir la valorisation de la richesse historique et patrimoniale de la Saône pour nourrir le capital aujourd’hui porté à son crédit : la plaisance et le loisir.
Digues, canaux, moulins à eau et autres constructions de génie civil, gestion du flottage des bois, administration des domaines, aménagement des chemins de halage, intervention du pouvoir royal sur l’entretien de la rivière…, les archives religieuses et départementales offrent une foule d’informations couvrant près de 700 ans de vie en lien avec la Saône.
Pour les besoins du projet Mission Saône, leur dépouillement a fait l’objet d’une sélection géographique éclairée, et concerne principalement les secteurs de Gray, Savoyeux, Port-sur-Saône et Corre.
Ces investigations historiques menées sur le long terme nourrissent la réflexion initiée dans le cadre de Mission Saône ; un regard porté sur les dernières décennies met quant à lui en lumière les récentes évolutions morphologiques, hydrologiques et paysagères du cours d’eau. Là encore, l’analyse documentaire est essentielle. « L’IGN met aujourd’hui ses données historiques à la disposition du public, c’est une source d’informations qui n’a pas encore été valorisée et la première à laquelle notre étude s’intéresse », raconte le géophysicien Éric Bernard.
Cartes de Cassini du XVIIIe siècle, cartes d’état-major du début du XIXe siècle et photographies aériennes prises depuis les années 1930 constituent l’essentiel d’un corpus très instructif, qui permet de « comprendre les dynamiques actuelles en reconstruisant les processus passés ».
Ces interprétations sont rendues possibles par le recours à des technologies de pointe convoquant traitement des images et modélisation 3D, qui montrent les éventuels changements du fonctionnement de la rivière et de son environnement.
L’étude n’a pour l’instant livré que ses premiers résultats, elle indique cependant que si le cours lui-même de la Saône ne s’est pas beaucoup modifié depuis 80 ans, ses abords directs ont fait l’objet de transformations hydrologiques significatives : la modification, voire l’apparition d’affluents qui semblent le fait d’aménagements, et surtout la création de nombreux plans d’eau et de zones portuaires pour les loisirs et le tourisme.
Des observations menées sur le secteur de Scey-sur-Saône témoignent de la persistance de certains petits affluents, morphologiquement peu artificialisés et qui constituent des zones de refuge aux eaux plus froides, idéales pour le développement de frayères et de manière plus globale pour la protection de la faune et de la flore. « On constate également, en comparant les clichés anciens et récents, que certains des bras-morts de la rivière ont été réhabilités ou défrichés, c’est forcément un plus pour les écosystèmes. »
La méthode consistant à combiner sources historiques et approche géographique montre ici sa pertinence, et pourrait donner des résultats plus intéressants encore. « Mettre en regard les écrits et les images, ou obtenir de nouvelles informations à partir de photographies anciennes grâce à certaines techniques de traitement de l’image, sont des options que la richesse exceptionnelle des archives rend possibles », assure Éric Bernard.
Le projet Mission Saône a été lancé en 2020 à l’instigation du département de la Haute-Saône et en collaboration avec des scientifiques de différentes disciplines, pour établir le bilan des forces et faiblesses que représente la Saône dans le cadre du développement touristique du territoire.
Regroupant des contributions sur des aspects historiques, géophysiques, écologiques, hydrochimiques et économiques, il est piloté à l’université de Franche-Comté par le laboratoire ThéMA, en partenariat avec le laboratoire Chrono-environnement. Le projet est coordonné par la géographe Émeline Comby, aujourd’hui enseignante-chercheuse à l’université Lumière Lyon 2.
Si le cours naturel de la Saône observe une certaine constance au fil des années, il n’en a pas toujours été de même pour le Doubs, qui changeait de lit si souvent que cela lui valut le surnom de « Doubs volage ». Une étude historique courant sur 500 ans rend compte de ces fluctuations et des modifications qu’elles ont engendrées sur le paysage ; elle est aussi une source d’enseignements opportune pour préparer le futur.
Dans cette recherche consacrée au secteur de la commune de Petit-Noir dans le Jura et financée par la ZAAJ, la Zone atelier de l’Arc jurassien, Emmanuel Garnier a recensé dans les archives la mention de 43 inondations depuis 1550, des crues dont l’importance a eu une répercussion suffisamment importante sur la vie sociale pour qu’elles soient consignées dans les registres municipaux. L’historien souligne l’influence indiscutable du climat froid et humide prévalant au Petit Âge glaciaire pour expliquer la fréquence et l’importance de certains de ces épisodes dévastateurs ; un impact que renforcent en 1784 et 1816 des événements naturels lointains et d’une tout autre nature, puisqu’ils sont d’origine volcanique.
« En juin 1783, l’éruption du volcan islandais Laki provoque un refroidissement généralisé de l’hémisphère nord et des inondations à l’échelle européenne, un phénomène qui se reproduit en 1816 avec l’explosion du Tambora en Indonésie, raconte Emmanuel Garnier. En décembre 1816 dans le secteur de Petit-Noir, plusieurs personnes périssent, vingt maisons sont emportées par les eaux du Doubs en furie, ainsi que du bétail et des meubles. »
Les inondations de 1910 sont, elles, à l’image d’un phénomène concernant tout le nord de la France, noyé par le débordement de nombreux cours d’eau. « À Petit-Noir, les dégâts sont généralisés. La rivière a créé une brèche de 50 mètres de long dans la grande digue protégeant le village et le chemin, et trois dans celle des Essards. »
Les inondations sont des risques que les gestionnaires du territoire tentent de limiter en leur opposant des digues, dont la construction et l’entretien occupent la plus grande part des discussions d’ordre public, et cela sur l’ensemble du demi-millénaire considéré par la recherche. Changeant, imprévisible, difficile à dompter, le Doubs n’a cessé de modifier son cours et avec lui les paysages, comme en attestent de façon étonnante les cartes du XVIIIe siècle. Les « mortes » sont les tracés des anciens lits de la rivière, avec laquelle elles ne sont plus en contact que lors des inondations ; ces zones humides présentent une importance indéniable pour l’équilibre de l’hydrosystème. Les rives du Doubs, par endroits fortement sujettes à l’érosion, font l’objet d’une surveillance actée dès le début du XIXe siècle.
La « forêt argentée », qui devait son nom aux saules et aux bouleaux qui la composaient, ne subsiste aujourd’hui que par endroits dans la ripisylve. Elle stabilisait les berges et dressait un premier rempart contre les assauts du Doubs en période de crue, en même temps qu’elle représentait une ressource pour les vanniers. Derrière elle, une zone herbacée et arborée constituait une deuxième ligne défensive ; ces espaces servaient aussi de pâturages collectifs et procuraient bois et fourrage aux habitants. « Les multiples rigoles qui les traversaient étaient riches en limons et propices à la reproduction des poissons. Les œufs s’accrochaient aux végétaux, et les alevins se développaient à l’abri des prédateurs. Les poissons étaient nombreux, aussi bien en quantité qu’en variété. »
L’équilibre de ce système tant écologique que sociétal est rompu au tournant des années 1840. Sous l’influence combinée des progrès de l’agronomie et du courant hygiéniste alors en pleine expansion, les zones humides sont drainées pour en assurer l’assainissement et créer des espaces pour les cultures et l’élevage.
Les biens communaux, qui assuraient des moyens de survivance jusqu’aux plus démunis des habitants, sont délaissés par décision politique au profit de la propriété individuelle ; c’est là l’une des principales raisons de l’exode rural à cette époque. La révolution agricole d’après la Seconde Guerre mondiale achève de dessiner un paysage dominé par l’intensification des pratiques, orchestrée par une poignée de paysans propriétaires.
De telles évolutions se lisent non seulement dans les textes, mais aussi dans les sédiments, dont deux mètres d’épaisseur suffisent à offrir aussi un témoignage long de 500 ans. Une autre approche disciplinaire, qui se combine avec profit à l’analyse historique pour étayer l’étude du passé.
Plus proche de nous, l’épisode d’assec du Doubs en 2018 restera lui aussi dans les annales. Sur 20 kilomètres en aval du village d’Arçon dans le Haut-Doubs et pendant près de six mois, de juin à décembre, l’eau a peu à peu quitté le lit de la rivière pour le laisser complètement asséché, un événement suffisamment exceptionnel pour marquer les esprits et mobiliser durablement les médias. Exceptionnel, mais pas inédit, comme le rappelle le géologue Vincent Bichet : « Le dernier étiage d’importance comparable date de 1906. Il est depuis longtemps observé qu’épisodiquement, le niveau de la rivière subit des baisses impressionnantes, même si on ne peut nier que des épisodes comme ceux de 1906 et de 2018 restent hors norme. »
La fin des années 1980 et le début de la décennie suivante sont marqués par de forts étiages, à chaque reprise responsables d’un assèchement de cette partie de la rivière pendant plusieurs semaines. « En réalité, le plus préoccupant est l’augmentation de la fréquence de ces épisodes secs depuis une dizaine d’années, auquel le bouleversement climatique n’est sans doute pas étranger. »
Un fonctionnement hydrogéologique particulier domine cette portion de la rivière. C’est là que, à travers la roche, les eaux du Doubs alimentent la source de la Loue, qui est donc une résurgence partielle du Doubs avant d’en devenir un affluent une centaine de kilomètres en aval.
En 1901, la célèbre histoire de l’incendie de l’usine Pernod à Pontarlier met en évidence de façon fortuite cette relation. Le déversement de dizaines de mètres cubes d’absinthe dans le Doubs est responsable de la coloration des eaux, une teinte jaunâtre qui gagne la Loue 48 heures plus tard. On sait depuis cette date que, selon un trajet souterrain par définition obscur, la Loue naît du Doubs, grâce, à cet endroit, à la perméabilité du karst qui supporte le lit de la rivière mère.
« La capture du Doubs par la Loue est un phénomène géologique dont on ne sait le temps qu’il prendra, peut-être des millénaires ; en tout cas la disparition du Doubs dans sa partie amont au profit de la Loue est inéluctable », explique Vincent Bichet.
Au fil du temps, l’eau dissout de plus en plus le calcaire de la roche, comme l’atteste l’augmentation de la conductivité électrique régulièrement mesurée à la source de la Loue. Sous l’effet de l’infiltration de l’eau, les failles s’agrandissent peu à peu et de nouvelles brèches apparaissent, une action mécanique susceptible de s’amplifier lorsque le débit de la rivière augmente.
Lors des crues du Doubs l’hiver précédant la fameuse sécheresse de 2018, il est possible que la pression de l’eau ait déplacé les alluvions qui bouchaient certaines failles, un processus déjà observé par le passé. La capacité d’absorption du karst se renforcerait donc sous l’influence de ces facteurs hydrogéologiques, un effet potentiellement amplifié par une augmentation de la capacité solvante des eaux rendues plus agressives pour le karst, en raison de l’accroissement du CO2 produit par des sols fertilisés par les pratiques agricoles.
L’épisode de 2018 relance un débat ouvert dans les années 1990 sur l’opportunité de boucher les failles, à la fois pour limiter la dégradation de la roche et pour redonner au Doubs un débit plus régulier. Cette pratique a déjà été adoptée au XXe siècle pour garantir l’approvisionnement en eau des moulins et des scieries installés le long de la rivière ; elle pourrait aujourd’hui servir les intérêts du tourisme et d’activités de loisir comme la pêche.
Prendre une telle option ne serait cependant pas anodine et appelle à la réflexion, en raison des perturbations que l’obstruction des failles est susceptible de provoquer sur le fonctionnement hydrologique complexe liant le Doubs et la Loue, et sur les écosystèmes qui en dépendent. Cet équilibre est déjà mis à mal par la nouvelle donne climatique, qui associe des précipitations plus faibles et surtout différemment réparties sur l’année, et des températures en hausse.
Petit retour chronologique sur la météo de l’année 2018, replacée dans son contexte : les précipitations globales sur le secteur étaient comprises entre 350 et 410 mm ; entre juin et novembre, les enregistrements montrent un déficit de précipitations de l’ordre de 400 mm par rapport à une moyenne établie pour la même période sur près de quarante ans (1980-2018).
Après un mois de janvier très arrosé, des précipitations inégales au printemps mais somme toute correctes, la pleine période d’été est légèrement déficitaire en eau. Elle est surtout marquée par des températures bien supérieures à la normale, de l’ordre de + 2 à 3°C par rapport à la moyenne sur les mois de juin, juillet et août. Des températures excessives qui accélèrent l’évapotranspiration et privent le débit de la rivière d’un apport minimal d’eau.
Septembre et octobre marquent le coup de grâce avec des précipitations 5 fois inférieures à la normale. Il faut attendre la fin de l’année et des pluies abondantes sous des températures plus clémentes pour voir grossir le débit du Doubs et la rivière reprendre son cours ordinaire. « Cette remise en eau n’a demandé que quelques jours. Dans les rivières karstiques, l’étiage demande plusieurs semaines pour s’installer, mais la crue est d’une rapidité spectaculaire. Ce n’est pas spécifique à l’épisode de 2018 », précise Vincent Bichet.
Comme le Doubs, la Loue elle-aussi était capable d’importantes fluctuations et d’inonder largement les espaces qui la bordaient. Une nature impétueuse qui a prévalu pendant des siècles avant d’être disciplinée par l’homme au cours du XXe siècle pour les besoins de l’agriculture et de l’urbanisation, au point que les nombreux méandres caractéristiques de la rivière d’origine ont aujourd’hui disparu sur la partie inférieure de son cours, de l’aval d’Arc-et-Senans jusqu’à sa confluence.
En 1966, les derniers travaux de canalisation de la Loue achèvent sa transformation, lui donnant un tracé quasi-rectiligne. Les conséquences de ces interventions se mesurent aujourd’hui de façon dramatique. Les anciens bras, asséchés, et les nappes phréatiques, plus basses, n’assurent plus de connexion avec la Loue, privant ses eaux d’un rafraîchissement et d’une oxygénation salutaires.
Confinées dans un lit étroit, les crues sont plus violentes et accentuent l’enfoncement de la rivière parfois jusqu’à deux mètres, mettant en danger l’équilibre de l’hydrosystème. « Cette dégradation physique est l’une des causes de l’affaiblissement de la Loue et de sa capacité à s’adapter aux changements », expliquent l’écotoxicologue Pierre-Marie Badot et l’hydrobiologiste François Degiorgi.
Avec le concours de plusieurs collègues et le soutien financier de l’Agence de l’eau, de la région Bourgogne – Franche-Comté et du département du Doubs, ils ont mené un programme de recherche ambitieux couvrant la période 2012 à 2020, en vue d’identifier et de comprendre les phénomènes à l’origine de la dégradation de la rivière sur sa partie amont. « Car si la partie aval du cours souffre avant tout de la simplification de sa morphologie, la haute et moyenne Loue sont surtout perturbées par une dégradation chimique de l’eau et des sédiments. »
Le bilan de ce programme formalise la confirmation d’hypothèses émises depuis plus de dix ans, dont la première peine encore à s’imposer : le mauvais état de santé de la Loue n’est pas le fait d’un seul coupable. Les recherches des scientifiques montrent que la dégradation de ses eaux résulte d’une combinaison de facteurs.
Sur sa partie aval, la modification du cours de la Loue et la remise en cause de son fonctionnement naturel sont à l’origine d’un déséquilibre de tout l’hydrosystème de la rivière, que le bouleversement climatique accentue encore. Par ailleurs, le karst du massif jurassien et les sols minces qui l’habillent ne filtrent que très peu les apports de son bassin versant, qui plus est souvent arrosé de pluies abondantes.
Ces caractéristiques rendent la Loue, comme les autres rivières karstiques, particulièrement vulnérable. L’intensification des pratiques agricoles depuis plusieurs décennies a indéniablement favorisé le transfert de fertilisants et de produits phytosanitaires dans ses eaux.
Les produits de traitement employés pour la protection des bois, avec des grumes souvent exposées à la pluie, peuvent suivre un chemin identique, de même que les médicaments vétérinaires utilisés pour les soins prodigués aux troupeaux, eux aussi exposés à la pluie ou se baignant alors que certains produits leur sont appliqués en externe.
Les médicaments à usage humain sont également impliqués : on trouve la trace d’œstrogènes, de psychotiques ou encore d’antalgiques jusqu’à Ornans, à des niveaux de concentration actifs sur certaines espèces. « Les stations d’épuration sont faites pour éliminer les matières organiques, pas le reste ! », rappellent les chercheurs. Les goudrons et les bitumes des parkings et des routes, les produits phytosanitaires utilisés dans les jardins, les insecticides et autres pesticides de la vie quotidienne constituent également des polluants potentiels, certes à des degrés divers, mais là encore sans que le sol et la roche puissent toujours assurer une filtration suffisante. Leur présence a été mise en évidence grâce à une méthode spécifiquement élaborée par les chercheurs.
« Les mesures chimiques classiques sont effectuées sur des prélèvements d’eau filtrée. Or certains éléments toxiques sont insolubles et emprisonnés dans des matières en suspension, ces matières qui sont responsables du trouble de l’eau et qui représentent une voie de transfert des contaminants à l’eau échappant aux analyses usuelles. »
Contrairement à certaines allégations simplificatrices, ce sont donc bien l’ensemble des activités humaines et la modification de nos modes de vie qui participent à la dégradation de la rivière.
La Loue abritait d’importantes populations de salmonidés, une famille de poissons très sensibles qui trouvaient dans ses eaux des conditions particulièrement favorables à leur développement. Les maladies qui les ont atteints et leur mortalité spectaculaire à la fin des années 2000 ont été des symptômes forts pour questionner un bilan écologique de la rivière jugée jusqu’alors « en bon état » par les autorités compétentes.
Ce phénomène, par la suite répété, a mis en lumière de manière dramatique les alertes formulées depuis des années par les scientifiques. « En réalité, l’évaluation de la qualité de l’eau est fondée sur des dispositions européennes qui ont vocation à s’appliquer partout, mais qui ne sont pas adaptées aux systèmes les plus fragiles. » Car la Loue, pas plus que les autres rivières karstiques, n’est capable de supporter des apports admissibles ailleurs.
« L’une des caractéristiques naturelles des rivières karstiques est qu’elles comportent très peu de plantes, car les milieux rocheux dont elles sont issues, surtout en tête de bassin versant, ne leur apportent que peu de nutriments. Dans les sections pas ou peu impactées par l’activité humaine, leur teneur en azote est inférieure à 5 mg par litre d’eau, une valeur qui atteint 40 mg en hiver dans les zones à forte pression anthropique », explique le géochimiste Marc Steinmann. D’où la vision, réelle mais complètement incongrue, d’une végétation poussant dans la Loue jusqu’à en traverser la surface.
Marc Steinmann est coordinateur de l’observatoire hydrogéologique Jurassic Karst au laboratoire Chrono-environnement. Depuis 2009, ce dispositif « vise à étudier les liens entre le fonctionnement biogéochimique de la zone d’infiltration et la réponse hydrochimique des systèmes karstiques, en portant une attention particulière aux conséquences du réchauffement climatique et de l’évolution de l’utilisation des sols ».
La source du Doubs à Mouthe (25), les sources de Fourbanne et d’Arcier dans la vallée du Doubs, et celle du Grand Bief à Lods dans la haute vallée de la Loue sont les quatre pôles d’observation actuellement en exploitation. Ils se prêtent à la mesure en continu de paramètres physico-chimiques caractérisant l’eau, tels que sa teneur en composés azotés, sa température, sa turbidité, qui est un indicateur de l’apport des sédiments vers la rivière et témoigne de l’érosion des sols. Autant de critères servant à caractériser la qualité de l’eau des sources et le fonctionnement des aquifères karstiques. La mesure de la conductivité électrique donne une idée du temps que l’eau a passé avec la roche.
« Une eau chargée en ions indique sa forte minéralisation, due à un long temps de séjour notamment pendant les périodes d’étiage de l’été. Les premières pluies abondantes de l’automne s’infiltrent dans le karst et font sortir, par effet piston, cette eau très minéralisée, accumulée dans les microfractures de la roche aux beaux jours. »
Ces eaux sont aussi riches en nitrates qui ont probablement été extraits des sols et transférés vers le karst lors de faibles précipitations au cours de l’été. Lors des premières crues d’automne on observe ainsi en parallèle un pic de conductivité et de nitrates. Les mesures montrent ensuite une baisse de la conductivité électrique, mais pas de la teneur en nitrates. Car lorsque le travail de « déstockage » de l’eau résiduelle est terminé, les « nouvelles » eaux de pluie ruisselant dans le karst n’ont pas eu le temps de se charger en minéraux. Elles transportent en revanche les nitrates présents dans les sols qu’elles ont lessivés.
L’azote notamment, sous forme de nitrates, est présent en excès, favorisant la prolifération des algues. « Les nitrates sont des petites molécules extrêmement solubles dans l’eau. En trop grande quantité, ces nutriments engendrent une surproduction végétale, créant un déséquilibre à l’origine d’une perte de biodiversité. » L’intensification des pratiques agricoles apporte son lot d’explications. L’agrandissement des cheptels a pour corollaire une production plus importante de fumier et de lisier, utilisés souvent de façon trop massive pour la fertilisation des champs. Et malgré les efforts de stockage dont font preuve certains exploitants, les surplus sont parfois épandus en plein hiver, sur des sols vierges de végétaux capables d’absorber leurs nutriments.
Autre conséquence de l’intensification de l’élevage, les prairies sont de plus en plus fréquemment labourées et ensemencées pour assurer l’alimentation du bétail. Les labours répétés favorisent l’aération des sols, activant ainsi la décomposition de la matière organique grâce à un apport d’oxygène. « Les sols transfèrent alors plus de nutriments, des nitrates notamment, vers les eaux souterraines et superficielles ; leurs capacités de rétention diminuent, et le transport des nutriments par le karst vers les rivières est augmenté. »
Là encore, c’est le recours trop systématique à ces pratiques plutôt que leur bien-fondé qui est mis en défaut : l’excès avant tout est responsable des ruptures d’équilibre.
Dans ce contexte, la formidable progression de la production de comté, affichant + 70 % ces trente dernières années, est considérée d’un regard suspect, voire accusateur par certains. Malgré son importance, la filière comté n’est cependant qu’une composante du paysage agricole. Si l’on ne peut nier qu’elle participe au phénomène d’intensification des pratiques, on peut aussi reconnaître à ses acteurs des efforts de coopération et de considération pour l’environnement. En témoigne le cahier des charges exigeant de la filière, dont la dernière version, publiée en 2019, prévoit par exemple un meilleur encadrement de l’épandage des fumiers ou de l’utilisation des fertilisants, et même, en cette période d’avant la pandémie, une limitation de la production dans le souci de préserver l’espace naturel, quitte à renoncer à de nouveaux marchés.
La Loue et les rivières karstiques ne pourront que se porter mieux de telles décisions et d’une prise de conscience généralisée. Les scientifiques dressent cependant un bilan alarmant de l’état de santé actuel de la Loue. Les enseignements tirés des recherches qu’ils mènent depuis des années se traduisent aujourd’hui en recommandations auprès des organismes décisionnels, en faveur de la prévention et du sauvetage des rivières karstiques et de leurs hydrosystèmes. « Les rivières font encore preuve d’un minimum de résilience : il reste aujourd’hui possible de renverser le processus en adaptant nos pratiques, agricoles et autres, à cet environnement fragile. »