Edward Mitchell a apporté son expertise à la rédaction d’un rapport commandité par l’Europe et confié à l’EASAC1, un conseil scientifique consultatif indépendant. Rendu public fin février, ce rapport intitulé Les néonicotinoïdes et leurs substituts dans la lutte antiparasitaire durable actualise les bilans et livre de nouvelles données pour l’avenir.
Les néonicotinoïdes ont beaucoup fait parler d’eux ces dernières années, en raison de leurs effets mortifères sur des insectes bénéfiques et notamment des pollinisateurs comme les abeilles. Mis sur le marché depuis une trentaine d’années, ce sont les insecticides les plus utilisés au monde. Cependant, trois des principaux néonicotinoïdes, sur les cinq premiers mis sur le marché, sont définitivement interdits depuis 2018 pour l’utilisation en plein champ, sauf autorisation spéciale, et un quatrième entièrement interdit au sein de l’Union européenne.
Si les experts se réjouissent des mesures prises par l’Europe, dont ils confirment l’intérêt avec ce rapport, ils mettent en garde contre les dérogations régulièrement accordées par les États pour lever ces interdictions, ce qui pour eux constitue une solution de facilité et une perte de temps pour trouver d’autres réponses. Ainsi dans onze États membres de l’Union, et notamment en France, l’usage des néonicotinoïdes a été autorisé ces trois dernières années pour le traitement des cultures de betteraves à sucre, attaquées par des pucerons ravageurs. La controverse a cependant été stoppée par un arrêt européen datant de ce début d’année 2023, quasi simultanément à la parution du rapport : il interdit aux États membres toute dérogation sur l’emploi des néonicotinoïdes, les empêchant ainsi de contourner la loi européenne.
Les experts font par ailleurs le procès des substances proposées pour remplacer les néonicotinoïdes : de nouvelles molécules apparaissent, donnant naissance à des pesticides portant d’autres noms, comme le sulfoxaflor ou le flupyradifurone. La mise sur le marché de ces produits phytosanitaires de dernière génération tiendrait plutôt d’une histoire de vocabulaire que d’un réel changement. Les auteurs du rapport considèrent ces nouvelles substances comme des « substitutions malheureuses » : « Si les molécules ne sont pas les mêmes, le mode d’action est identique ; il affecte le système nerveux central des insectes, et c’est précisément ce mode d’action qui les met en danger. Il faudra de nouveau en établir la preuve, et cela demandera à nouveau du temps ».
Une expertise scientifique collective (ESCo) menée en France à propos des impacts des produits phytosanitaires sur la biodiversité, et à laquelle ont participé Clémentine Fritsch et Michaël Coeurdassier, du laboratoire Chrono-environnement, fait écho à ces préoccupations. Le rapport rendu public en mai 2022 souligne les conclusions d’études récentes, montrant par exemple que ces nouvelles molécules ont déjà été retrouvées dans la faune, et que les insecticides dits « biologiques », à base de toxines de Bti, amènent à mettre en danger les populations d’oiseaux par manque de ressources alimentaires, selon les mêmes processus écologiques que pour les néonicotinoïdes.
Le rapport européen insiste lui aussi sur les bilans : « Sept échantillons de miel sur dix contiennent des traces d’au-moins un pesticide toxique pour les abeilles ; au cours des deux dernières décennies, la charge toxique pour tous les insectes a augmenté de plusieurs ordres de grandeur. Et l’augmentation perdure de la contamination des sols, des cours d’eau et même des estuaires et des mers côtières ». Les experts soutiennent la piste de la lutte antiparasitaire intégrée pour tendre vers une agriculture durable, qui privilégie l’emploi d’armes naturelles telles que les bactéries ou les champignons en lieu et place des pesticides chimiques, qui ne seraient utilisés qu’en dernier recours, ce qui est loin d’être le cas actuellement.
Les néonicotinoïdes ont aussi un impact sur la santé humaine. L’équipe d’Edward Mitchell a contribué à une étude portant sur des échantillons de liquide céphalorachidien prélevé dans la moelle épinière d’enfants atteints de leucémie ; de tels prélèvements sont effectués dans le cadre d’un protocole médical, en vue de l’administration de traitements curatifs. L’analyse n’avait pas pour but d’établir un lien éventuel avec la pathologie dont souffrent ces enfants, mais de déterminer la présence ou l’absence des pesticides dans le liquide céphalorachidien qui entoure le cerveau humain ; elle a permis d’établir la preuve que les néonicotinoïdes sont capables de passer la barrière hémato-encéphalique : des substances appartenant à cette famille d’insecticides ont été détectées dans le liquide céphalorachidien de tous les enfants testés.
« La présence de ces substances dans le cerveau pourrait avoir une incidence sur le développement du système nerveux, avec des répercussions telles que, entre autres, des troubles du comportement, rapporte Edward Mitchell, qui insiste sur la nécessité d’investir davantage dans la recherche pour mesurer les effets de la présence de néonicotinoïdes dans l’organisme, dont on sait qu’ils traversent également la barrière placentaire, mais aussi et avant tout d’appliquer le principe de précaution face à ce risque à présent clairement avéré…
Extrait du dossier [Renouer avec la nature], journal en direct n°306.