Université de Franche-Comté

Devoir de mémoire
Ascq, l’impossible procès

La place d’Ascq, le jour de l’enterrement des 86 massacrés, dans la nuit du 1er au 2 avril 1944, photo 20minutes.fr

Nuit des Rameaux, 1er avril 1944. 86 civils sont fusillés par les SS dans la petite ville d’Ascq, en représailles à un sabotage ferroviaire mineur commis par des résistants. Action punitive pour stigmatiser la Résistance et faire régner la terreur, le massacre d’Ascq provoque une onde de choc telle que le gouvernement de Vichy lui-même devra se résoudre à le condamner.

C’est que l’exécution sommaire et arbitraire du curé, du vicaire et de tous ces hommes dont le plus jeune n’avait que 15 ans est à l’origine d’une grève suivie par 60 000 travailleurs dans le bassin industriel du Nord ; elle suscite aussi l’indignation du cardinal Liénart, qui célèbre les funérailles des victimes devant 10 000 personnes, malgré les interdictions. Deux mois plus tard, Oradour-sur-Glane devient à son tour un village martyr. Hommes, femmes, enfants… 643 habitants succombent à la barbarie nazie.

« En 1948, la loi Ascq-Oradour, créée spécialement pour juger les responsables de ces tragédies, autorise une condamnation rétroactive et reconnaît la responsabilité collective, deux notions totalement inédites en droit français », explique Jean-Paul Barrière, professeur d’histoire à l’université de Franche-Comté, spécialiste des rapports entre droit et société aux XIX­e et XX­e siècles en France.

« Les procès d’Ascq et d’Oradour sont d’une complexité incroyable. Comment appliquer des sanctions aux SS qui restent introuvables ? Et comment juger les Alsaciens et les Mosellans enrôlés de force dans l’armée allemande, les « malgré-nous » qui ont participé aux crimes d’Oradour ? » En marge se pose aussi la question de l’hommage aux cheminots fusillés pour avoir participé au sabotage de la voie ferrée, des résistants rendus responsables du massacre d’Ascq par quelques habitants, et qui ont fait l’objet de dénonciations. En 1955, la grâce présidentielle est accordée aux nazis condamnés à mort en 1949. Sur fond de réconciliation franco-allemande, elle intervient à la demande de femmes devenues veuves au soir du 1er avril 1944, sans doute lassées par tant de haine et de violence, et pétries de foi catholique. Un geste de pardon exceptionnel et controversé.

Au début des années 2010, la machine judiciaire s’enclenche à nouveau à la faveur du repérage d’anciens nazis en Allemagne. En France, la loi prescrit les crimes de guerre à 30 ans. Il est trop tard. En revanche, la loi allemande n’oppose pas de délai de prescription : c’est donc en Allemagne que le processus pourrait se relancer. « Mais les accords de Schengen placent la loi européenne au-dessus de celles des pays membres de l’Union. C’est ainsi que Karl Münter, jugé par contumace en 1949 en France et gracié, ne pourra être à nouveau jugé pour les mêmes faits en Allemagne. » Il sera cependant poursuivi pour les propos négationnistes et néonazis qu’il a tenus lors d’une interview télévisée en 2018. Sa mort en 2019, à l’âge de 96 ans, met de facto fin à l’action judiciaire dirigée à son encontre. Ces rebondissements donnent une audience nationale et internationale à la tragédie d’Ascq, dont la mémoire, entretenue par les témoins et leurs descendants, parfois conflictuelle, se limitait jusqu’alors essentiellement à la sphère locale.

En France en 2005, des propos tenus par Jean-Marie Le Pen participent aussi à exacerber la mémoire, certes d’une triste façon. Dans une interview donnée au journal d’extrême-droite Rivarol, le président du Front national remet en cause l’histoire du massacre d’Ascq et estime que « l’Occupation allemande n’a pas été particulièrement inhumaine ». Poursuivi en justice, Le Pen sera condamné en 2013 à trois mois d’emprisonnement avec sursis et à 10 000 € d’amende, pour contestation de crimes contre l’humanité. « Cet épisode très médiatisé a eu des répercussions politiques importantes et a fait connaître la tragédie d’Ascq au public français, bien avant que les procès des criminels nazis ne la placent à nouveau sur le devant de la scène. »

Aujourd’hui, dans le nord de la France, loin des tribunaux et des grands médias, la mémoire du massacre d’Ascq continue à se perpétuer, grâce à des manifestations et des lieux dédiés à ce qui fut, en dehors des persécutions raciales, l’une des plus grandes tragédies civiles de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en France.

 

Complétez votre lecture avec l’article Procès de criminels et mémoire du nazisme.

Contact(s) :
Centre Lucien Febvre
Jean-Paul Barrière
Tél. + 33 (0)3 81 66 54 33
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